« Homère est nouveau ce matin et rien n’est peut-être aussi vieux
que le journal d’aujourd’hui » Charles Péguy
Géographie, l’alibi de l’ailleurs ? (4) – J’ai lu dans le programme qu’un feuilleton odysséen était proposé au bord de la rivière, avant le grand banquet du Banquet vendredi soir. Il se trouve que j’ai écouté il y a quelques années Jacques Bonnaffé au bord de la Loire. Je regrette d’être si loin de Lagrasse, et de ne pouvoir profiter et jouir de cet aède à la lecture ! Je m’aperçois que je ne dispose pas encore de la traduction d’Emmanuel Lascoux. Trop tard pour une livraison amazonienne, mais j’ai retrouvé le traducteur sur You Tube, récitant L’Odyssée, en VO puis en VF, dans son bureau. Ce n’est pas le bord de l’Orbieu ; seulement un atelier d’universitaire, où sonne et chante le grec ancien. Ici, Ithaque, Homère nous parle… Qu’aurait dit Charles Péguy ce matin ?
J’ai, ici, sur mon bureau trois Odyssée, déclinant l’original : celles de Victor Bérard, de Philippe Jacottet et Fréderic Mugler… Pourquoi cette « collection » chez moi ? Certes, j’ignore le grec, mais surtout, depuis Ératosthène, les géographes discutent du texte homérique. Ératosthène, positiviste d’Alexandrie, le renvoyait à la fable ; Strabon, Grec du Pont (en poste à Rome sous Auguste, soit un savant en diaspora), l’admet au titre de la culture. La Méditerranée, la mer et son encadrement continental, ses peuples, l’ensemble faisant écoumène, a été le laboratoire de la géographie en Occident, géographie arabo-musulmane comprise. Quid de l’Ici et de l’Ailleurs dans le monde homérique ?
Paul Vidal de la Blache, fondateur de la géographie dite « moderne » en France, philhellène de culture depuis son séjour à l’École française d’Athènes qu’il avait « intégrée » en 1867 depuis son poste de professeur d’histoire au lycée de Carcassonne, écrivit en 1904 un article – « La géographie de l’Odyssée » (1) – où il rend compte favorablement d’un ouvrage de son ancien élève, Victor Bérard.
Satisfecit au traducteur, de l’ancien caïman normal supérieur : « C’est bien une géographie du monde homérique qu’on peut, en suivant l’auteur, tirer de l’Odyssée […]. Je ferai observer que nulle part mieux autour de la Méditerranée on ne peut embrasser un long développement de géographie humaine. Peuples et dominations ont, à chaque époque, déposé des fossiles, sanctuaires, vieilles villes ou astypalées, noms de lieux, tantôt traduits, tantôt déformés, par les générations suivantes ».
Ici et ailleurs, nous et les autres.
« A l’Ouest du monde civilisé existe un monde barbare, dont la distinction apparaît nettement dans l’Odyssée ; elle s’exprime nettement par le genre de nourriture, les civilisés sont les mangeurs de farine », relève Vidal.
On ironise aujourd’hui sur le syndrome de Victor Bérard et sa croisière érudite entreprise pour identifier, par la navigation, les parages, l’approche des rivages et les sites odysséens. Bérard emporte en juillet 1912, sur son navire, le photographe suisse Frédéric Boissonnas, pour fixer la mémoire argentique des lieux. Mais, autant que les sites, ce sont leurs habitants, que rencontrent Ulysse et qui font géographie humaine. Ils sont pourtant bien absents de l’image, pour motif d’éternisation essentielle du texte. Restent les sirènes.
La grotte d’Ithaque en 1912, photographie de Frédéric Boissonnas (1858-1946).
Le Banquet dans son texte éditorial invite à « Penser la catégorie Ailleurs comme le produit d’imaginaires géographiques et anthropologiques ».
Nous y revenons donc.
Je proposais, au temps post-homérique, à mon auditoire d’étudiantes et d’étudiants en histoire de la géographie, lors d’un premier cours-TD, ce texte centenaire de Vidal et, en regard, celui de François Hartog « Des lieux et des hommes », qui accompagne la traduction de L’Odyssée par Jacottet.
De lieu en lieu, la navigation d’Ulysse lui fait éprouver ce qui le rapproche ou le distingue des autres. Certes, la nourriture, mais aussi les formes de sociabilité, l’ici de l’oikos… L’essai d’Hartog ravive la lecture de l’Odyssée, il ne nous met pas au niveau d’Ulysse, l’Inventif, mais il est raccord avec Péguy : « Homère est nouveau ce matin », dès l’aurore…
Jean-Louis Tissier
Post-scriptum : bonne fin de Banquet à toutes et tous !
Les Corbières, dans une géographie homérique, auraient pu illustrer ces arrière-pays homériques, et un tantinet barbares, où des pasteurs menaient leurs troupeaux…
A l’abri Jean Cros, près de Labastide-en-Val, Jean Guilaine, il y aura bientôt cinquante ans, m’avait montré un fragment de faisselle, preuve de la domestication du monde par des mangeurs de fromage… τυροφάγος.
(1) A lire ici : https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1904_num_13_67_6638
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Photo de haut de page : Ulysse et les Sirènes. Détail d’un stamnos attique à figures rouges du Peintre de la Sirène (vase éponyme), vers 480-470 avant notre ère. Provenance : Vulci.
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Jean-Louis Tissier est géographe. Il vit et travaille entre Paris et Surgy, aux frontières des départements de la Nièvre et de l’Yonne.Enseignant séminal à l’ENS Saint-Cloud à partir de 1972, il est professeur honoraire de Géographie à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et contributeur régulier d’En attendant Nadeau.