Editer l’ailleurs (1/4) – Charles-Henri Lavielle est historien. Il a fondé avec Frantz Olivié les éditions Anacharsis. L’altérité et l’ailleurs sont au cœur de leur projet éditorial. Rencontre.
Le Voyage d’Occident de Nicandre de Corcyre, un des titres emblématiques des éditions Anacharsis.
Quel esprit anime les éditions Anacharsis et quel est le projet éditorial ?
Quand on travaille comme nous sur de l’ancien, que ce soit dans des époques ou des géographies différentes, on se rend vite compte que les textes sont trompeurs. Les mots que l’on utilise sont souvent les mêmes mais la réalité qu’ils décrivent n’est pas immédiatement accessible. Il y a des décalages qui posent problème. En créant Anacharsis, notre projet a donc été de permettre aux lecteurs de rentrer dans les textes avec aisance. Cela impose d’abord de travailler sur la qualité de la traduction et de sortir des versions académiques en supprimant par exemple les notes de bas de page. Mais aussi, par des introductions ou des postfaces, de faire sentir ces décalages et multiplier les possibles. C’était l’idée qui prévalait au moment de la création d’Anacharsis et c’est celle qui nous anime toujours : disposer d’un regard extérieur sur nous-mêmes. Il y a peut-être une intemporalité des sentiments mais nous ne sommes pas moins toujours confrontés à des expériences singulières, issues de structures sociales différentes et transmises dans des langues qui structurent les modes de pensée de manières tout aussi différentes. Malgré tout, nous pensons qu’il y a toujours un chemin pour comprendre et c’est ce que nous recherchons : comment une rencontre, avec tous les quiproquos qu’elle peut générer, permet de montrer que rien de ce qui est humain ne nous est étranger.
Votre catalogue explore des ailleurs lointains, dans le temps comme dans l’espace. Que vous inspire le thème du Banquet, Penser et regarder ailleurs ?
Selon moi, ce thème pose la question du miroir. Même le plus parfait des miroirs est toujours déformant mais il n’empêche qu’il renvoie une image et c’est cette image-là qui doit être décryptée. Nous vivons dans un monde où les rencontres sont souvent violentes et l’Occident n’en est pas avare. Mais quand les rencontres ont eu lieu, il est impossible de revenir en arrière. Donc ce qui nous intéresse, c’est de comprendre ce qui se passe, ce qu’on fait de ces rencontres, ce qu’elles génèrent parfois pour le meilleur, souvent pour le pire. Quoi qu’il arrive, la rencontre transforme. Comment agissent les mécanismes de ces transformations ? Qu’est-ce qu’on peut en tirer ? Quel regard peut-on porter sur ces rencontres qui, même quand elles sont déséquilibrées – et elles le sont souvent – font bouger les lignes ?
Le Middle Ground de Richard White : un livre référence pour le courant de la New Western History.
Comment, dans ces perspectives, construit-on un catalogue ?
D’abord, tout cela part d’un constat : si on édite, c’est qu’on n’est pas toujours satisfait de ce qui existe. A partir de là, il y a deux manières de faire. La première consiste pour nous à aller chercher des textes anciens oubliés. Un des premiers textes anciens qui nous parle de rencontres entre des peuples et des cultures différents, c’est le Voyage d’Occident de Nicandre de Corcyre. Ce personnage, un copiste grec de Venise, a vécu à la charnière du XVe et du XVIe siècle. Le voyage qu’il entreprend est l’inverse de celui de Montaigne. Son monde grec est de culture orientale et quand il arrive en Europe et qu’il voyage en France, en Angleterre, en Allemagne, c’est pour lui un vrai choc. Son texte est une loupe qui nous regarde d’ailleurs. Voilà pour l’ancien. Anacharsis va aussi chercher des textes d’historiens dont le souci est d’ouvrir de nouvelles voies. Richard White, un pionnier de la New Western History, n’avait jamais été traduit. Nous avons publié sa grande fresque historique, Le Middle Ground, qui raconte comment, près de deux siècles durant, les Blancs et les Indiens de la région des Grands Lacs ont tâché de construire ensemble, malgré des logiques conflictuelles et divergentes, un monde mutuellement compréhensible. Dans cet ouvrage, Richard White reconsidère la totalité des sources ayant servi à l’écriture de l’histoire américaine et il le fait du point de vue du « middle ground », cet accommodement qui fait que personne ne sort indemne de la rencontre. Il s’agit là, et c’est aussi valable pour la question coloniale en général, de reconsidérer les populations autochtones non comme des victimes – ce qu’elles sont – privées de toute capacité d’action mais en tant qu’acteurs réels de l’histoire. Car ces populations ont résisté, inventé, innové : même vaincus, tous ces gens ont été des acteurs à qui il s’agit de redonner une place. Faire l’histoire du côté des vainqueurs, c’est oublier qu’il y a eu des luttes et que ces luttes ont construit des formes de pensée qui ont affecté les envahisseurs eux-mêmes.
Il est un mot souvent galvaudé mais que les éditions Anacharsis revendiquent : c’est le mot exotisme. Pourquoi cet attachement ?
Parce qu’il est à l’origine de la curiosité. Cette curiosité, elle nous oblige à penser dans le sens de l’ailleurs.
Recueilli par Serge Bonnery
Toute l’actualité et le catalogue à consulter sur le site des éditions Anacharsis.