Editer l’ailleurs (4/4) – Verdier est d’abord une maison. Ce rappel de Pierre Audoux n’est pas anodin. Une maison, c’est un héritage. Et un héritage, ça se transmet. Pierre Audoux est l’un des trois nouveaux co-gérants des éditions Verdier, aux côtés de Mathilde Azzopardi et Emilie Thomas. Tous trois habitent la maison depuis une quinzaine d’années. Et c’est naturellement que le passage de relais s’effectue tandis que Colette Olive et Michèle Planel, co-fondatrices de Verdier, donnent la main et accompagnent la nouvelle équipe pour s’assurer d’une transmission réussie.
Le dernier épisode de notre série consacrée aux éditeurs qui regardent ailleurs ne pouvait qu’être consacré à la maison créée en 1979 à quelques arpents d’ici, au hameau de Villemagne, et fondatrice du Banquet du livre en 1995. C’est Pierre Audoux qui répond à la question : quel est le sens de l’ailleurs chez Verdier ?
Quelle place les collections étrangères occupent-elles dans le catalogue Verdier ?
Elles ne sont pas arrivées immédiatement en raison de l’évolution normale d’une maison qui ne peut pas se doter tout de suite de multiples collections. Mais dès la création de Verdier, s’est affirmé le souci de voix singulières, de voix « autres » pour ouvrir l’horizon de la pensée. Comme disait Laure Murat lors de sa conférence mardi soir, l’horizon est toujours celui de l’époque et il est toujours un peu dégueulasse…
Quel fut le premier geste de Verdier pour répondre à ce souci d’ouverture ?
Le tout premier, ce fut la création de la collection Les Dix Paroles vouée à l’édition de textes de la tradition hébraïque. L’idée était de donner accès à ces textes à une époque où les traductions étaient rares, anciennes ou n’existaient tout simplement pas. La collection est née de la rencontre avec un jeune traducteur passionné d’étude, Charles Mopsik, qui a passé sa vie à traduire. Il l’a fait hors université. C’est ainsi qu’a été publié Le Guide des égarés de Moïse Maïmonide, sans notes. Il s’agissait de donner un accès direct au texte. S’exprimait là une volonté d’amener de l’ailleurs dans le paysage français au moment où, aux yeux des fondateurs de Verdier, l’horizon politique paraissait bouché. La formule « sortir du politique » ouvrait déjà vers des ailleurs.
Maison des autres, de Silvio d’Arzo, un des tout premiers textes inaugurant les collections de littérature étrangère des éditions Verdier. Par extension, le titre a donné son nom à la collection : Terra d’altri.
Et pour les littératures étrangères ?
Au fil des années, des rencontres ont eu lieu avec d’autres jeunes traducteurs habités par la langue et les pays qui les concernaient. Je pense entre autres à Jean-Yves Masson, à Bernard Simeone qui a créé la collection italienne. Les noms mêmes des collections sont éloquents. Celui de l’italienne, Terra d’altri, est le plus emblématique au regard du thème du Banquet. Nous avons la chance que nos collections soient pérennes. Plus on avance dans le temps et plus on se rend compte de la richesse de ce nom, Terra d’altri, terre des autres pour le traduire vite. Il est d’autant plus estampillé Verdier qu’il n’est pas une parole abstraite. Il est arrimé à un texte très précis, Casa d’altri de Silvio d’Arzo, « maison des autres ». On est obnubilé par le mot « altri » mais dans Casa d’altri, il faut entendre le déplacement entre « maison » et « terre ». Souvenons-nous que Verdier est d’abord une maison. La collection allemande animée par Jean-Yves Masson se nomme Der Doppelgänger qui désigne le double fantomatique. Dans ce mot, c’est le geste même de traduire qui est en jeu. Il invite à penser que le texte traduit serait le double fantomatique du texte original. Tout texte porte sa traduction en puissance. Il lui faut des passeurs de ce désir d’être traduit et les traducteurs sont précisément ces personnes qui prennent en charge la réalisation de ce désir. Les collections russes ont pour vocation d’interroger les mondes russe et slave avec des voix singulières de la littérature. Le nom de notre collection espagnole, Otra memoria, n’est pas neutre non plus.
Comment se construit un tel catalogue ?
Comme je le disais, nous avons la chance d’avoir des collections anciennes et qui durent. Ceux qui les ont créées sont toujours là, à l’exception malheureuse de Bernard Simeone, décédé, et remplacé par Martin Rueff avec la même exigence éditoriale : dire quelque chose de la singularité dans la littérature italienne. Nous ne cherchons pas à être représentatifs des littératures dites « nationales ». Nos collections accueillent des textes qu’ils soient contemporains ou anciens. Ce n’est pas ce qui compte. Ce qui nous occupe, c’est d’abord la langue. C’est pourquoi nous tenons à des directeurs et directrices de collections sensibles à la singularité de la langue des écrivains qu’ils ou elles traduisent ou donnent à traduire. Cette attention à la langue, tous nos directeurs et directrices de collections la partagent.
En tant qu’éditeur, qu’éveille en vous la question de l’ailleurs ?
Nos choix éditoriaux se portant plus sur des voix singulières que sur des thèmes, l’ailleurs est traité à l’intérieur même des collections. Je m’explique : l’ailleurs, il n’est pas incarné par la littérature italienne elle-même, ou allemande, ou russe, ou espagnole. Il est dans la manière dont chaque écrivain le traite. C’est l’ailleurs de l’ailleurs. Nous publions des écrivains qui, à l’intérieur de leur pays et de leur langue, recherchent eux-mêmes un ailleurs. Un exemple dans la collection italienne : Giorgio Vasta écrit un récit de voyage dans les déserts américains pour faire le point sur la question du vide et des dévastations, laquelle n’est pas étrangère à l’Italie.
Mais ce point de vue n’est-il pas aussi valable pour la littérature française ?
Tout à fait. Il y a des ailleurs dans la littérature française. Il est arrivé à des critiques, dans les années 80, de voir certains auteurs Verdier comme les représentants d’une littérature de terroir. Mais quand on lit vraiment Pierre Bergounioux évoquant sa terre natale, on s’aperçoit qu’il parle de ce qui lui est étranger et totalement inassimilable. On y trouve le terreau d’un attachement fort et en même temps une colère à propos de quelque chose d’insupportable. Michel Jullien, lui, creuse dans les détails. A l’intérieur de ses histoires, il met en mouvement de petites histoires et s’attache aux gens comme aux choses, porte une attention aux petits gestes. Avec Michel Jullien, nous sortons du roman classique construit sur des intrigues entre des personnages. Là se joue la rencontre avec une réalité qui demande à être mise en langue. Ce n’est pas l’ailleurs pour l’ailleurs. Pour écrire Back in the sixties, Bergounioux ne part pas à Cuba mais il parle de Cuba comme il parle de la Corrèze. Notre propos n’est pas de trouver le langage universel des choses, il s’agit de partir à la rencontre de voix singulières. C’est pourquoi nous sommes attachés à suivre des auteurs dans la durée. Nous allons publier le onzième livre de Josef Winkler, le troisième de l’autrice catalane Eva Baltasar. A partir du moment où notre objet n’est pas de faire des livres qui traitent des sujets particuliers et portent des messages – la politique et la littérature sont trop précieuses pour être confondues – nous donnons à entendre des voix singulières qui s’inscrivent dans le temps long.
Recueilli par Serge Bonnery
Toute l’actualité et le catalogue sont consultables sur le site des éditions Verdier.