Clément Ménard : « La préhistoire nous permet de penser d’autres mondes »

Vendredi prochain, une grande partie de la journée de clôture du Banquet du livre se déroulera au musée de la Préhistoire de Tautavel. Préhistorien, spécialisé dans l’étude des outillages en pierre, Clément Ménard en dirige depuis juillet 2021 l’organe gestionnaire, un établissement public de coopération culturelle (EPCC). A ce titre, il porte un ambitieux projet de rénovation pour un site devenu l’un des principaux chantiers-écoles de la préhistoire française.   

Il existe en Europe et dans le monde de nombreux sites préhistoriques. Quelle est la singularité de Tautavel ?

Chaque site est unique par définition. La particularité de la Caune de l’Arago d’un point de vue archéologique est qu’elle offre un enregistrement très dilaté dans le temps. Nous sommes ici dans le Paléolithique ancien qui correspond, en Europe occidentale, aux premiers moments d’une présence humaine à partir de – 1,5 million d’années. C’est une période qui dure des centaines de millénaires et qui reste très mal connue : peu de sites archéologiques permettent de comprendre ce qu’il s’est passé à cette époque. La Caune de l’Arago est un jalon majeur parce que ce site couvre les sept cents derniers millénaires, ce qui permet d’observer sur la durée les variations dans la manière dont le lieu a été occupé. 

Tautavel est donc un formidable poste d’observation !

La grotte est un piège qui enregistre non seulement les traces humaines mais aussi – indirectement – l’évolution des paysages de la vallée et des faunes qui la peuplent.  Il est donc possible d’observer ici la manière dont les groupes humains interagissent avec leur environnement et comment ils en exploitent les différentes ressources. Le site est exceptionnel pour la richesse des fossiles qui y sont conservés et par le nombre des restes humains – cent cinquante deux – qui y ont été découverts à ce jour. L’autre singularité de la Caune de l’Arago tient au travail de recherche qui s’y accomplit : elle a été investie au début des années 1960 pour y mener un travail pluridisciplinaire avec des équipes importantes et un programme d’étude ambitieux. Le site était certes connu depuis le début du XIXe siècle et avait été mobilisé dès cette époque dans les recherches sur l’origine des ossements dans les cavernes du sud de la France mais la véritable étude scientifique moderne débute en 1964 avec l’arrivée d’Henry et Marie-Antoinette de Lumley. Elle est tout de suite pensée pour s’inscrire dans la durée : avec Pincevent en Seine-et-Marne, qui a débuté au même moment mais dont le chantier est aujourd’hui arrêté, Tautavel est l’opération de fouilles préhistoriques la plus longue jamais réalisée en France de façon continue et elle est toujours en cours ! Des milliers de personnes du monde entier sont venues ici pour fouiller. C’est un des principaux chantiers-écoles de la préhistoire française. 

Associer étude et valorisation

A Tautavel, on utilise les mêmes carnets de fouilles depuis les années 1960.

L’année 1971, avec la découverte du crâne, marque-t-elle un moment particulier ?

Tout n’a pas commencé en 1971 avec la découverte du fossile Arago XXI, c’est d’ailleurs comme son nom l’indique le vingt-et-unième reste humain alors retrouvé ! L’événement marque tout de même une inflexion. Dans les années qui suivent, on observe une montée en puissance de la recherche, avec un temps de fouille plus long et un plus grand nombre de fouilleurs présents sur le chantier. Mais si le projet a évolué dans son importance, on continue à appliquer la même méthodologie. A ce jour quatre responsables de fouilles se sont succédé : Henry de Lumley, Marie-Antoinette de Lumley, Anne-Marie Moigne et maintenant Christian Perrenoud. Tous se sont tenus à ce projet. Cela aussi est une singularité de Tautavel où la recherche s’inscrit dans une continuité : ce sont les mêmes carnets de terrain qui sont utilisés depuis les années 1960.  

Combien de temps encore les fouilles à la Caune de l’Arago peuvent-elles durer ? 

Il y a encore beaucoup de chose à comprendre à Tautavel. Christian Perrenoud évalue à une trentaine d’années le temps nécessaire pour atteindre la base des dépôts non encore explorés, ce qui est indispensable pour reconstituer l’histoire complète du site. En archéologie, en outre, on ne cesse de revisiter les sites et ce qui en est conservé, que ce soit la documentation ou les objets mobiliers. On reviendra donc à Tautavel, je pense, aussi longtemps que l’on fera de la préhistoire. 

Un projet ambitieux pour le musée de Tautavel est en gestation. Que peut-on en dire aujourd’hui ? 

Le projet initial d’Henry de Lumley était d’associer étude et valorisation, avec un musée de site adossé à un espace de conservation et de recherche pluridisciplinaire. Dans sa forme actuelle, cet équipement a trente ans. Il est vieillissant. Les espaces ne satisfont plus les besoins des différents usagers. Nous sommes donc engagés dans un projet de rénovation avec une mission de programmation qui a débuté il y a trois ans. Ce projet est inscrit au contrat de plan État-Région 2021-2027 avec une enveloppe de 30 millions d’euros. L’idée est de créer un nouvel espace pour l’accueil des publics et de rénover le bâtiment actuel pour redéployer dans de meilleures conditions les autres fonctions du site que sont la conservation, la recherche et l’atelier de moulages. Cette mission est voulue et partagée par l’ensemble des partenaires : L’Etat, les collectivités et les établissements de recherche membres de l’Etablissement public souhaitent redonner à Tautavel un rayonnement légitime en le dotant d’un équipement à la hauteur de l’enjeu. Du fait de notre localisation, nous accueillons beaucoup de public en été mais nous recevons aussi beaucoup de scolaires tout au long de l’année. Depuis son ouverture en 1992, le musée a été visité par près de trois millions de personnes. Cette visite est une des quelques occasions de rencontre du grand public avec la Préhistoire et conditionnera son regard sur la période. Nous avons donc un rôle important à jouer en matière de diffusion des connaissances sur la Préhistoire en général et le Paléolithique ancien en particulier. 

Développer des synergies et des résonances

C’est donc une période charnière qui s’ouvre…

En effet. Et nous la mettons à profit pour lancer un vaste chantier sur les collections afin d’identifier les objets qui seront exposés dans les espaces permanents et les expositions temporaires. C’est un gros travail de catalogage qui doit être mené avant que les travaux commencent. Mais dans cet entre-deux, il faut aussi continuer à faire vivre le site actuel. Le maintien d’une activité culturelle de qualité est important pour le site lui-même mais aussi pour l’économie locale. 

Henry de Lumley (debout à gauche) sur le chantier de fouilles.
Caune de l’Arago – Tautavel

Et c’est dans ce contexte que vous accueillez une journée du Banquet du livre de Lagrasse. Pourquoi ce partenariat ?

En tant qu’acteurs culturels d’un territoire, nous avons intérêt à travailler en réseau pour développer des synergies et des résonances qui nous sortent de nos zones de confort. Les EPCC de Lagrasse et de Tautavel sont dans le périmètre du Parc naturel régional Corbières-Fenouillèdes qui constitue un parfait trait d’union entre les deux établissements. A Lagrasse, c’est la lecture dans sa diversité qui est mise en avant. Il y a du lien à créer avec la manière dont, à Tautavel, nous lisons les paysages ou les vestiges abandonnés par les humains.

Ce lien, la philosophe Alice Carabédian qui donnera sa conférence vendredi au Palais des congrès de Tautavel va le tirer dans un sens assez inattendu puisqu’il sera question de science-fiction, d’utopie et de dystopie. En quoi, selon vous, la préhistoire porte-t-elle une part d’utopie ? 

Je ne suis pas certain d’avoir beaucoup pensé la préhistoire en termes d’utopie ! Néanmoins… On a souvent calqué des images de sociétés contemporaines sur les sociétés préhistoriques. Selon cette grille de lecture, le San, l’Aborigène ou la population de Sibérie seraient des témoins vivants de la Préhistoire. Il existait en fait des différences entre groupes, même contemporains, comme il en existe dans les sociétés actuelles. La préhistoire nous permet d’approcher cette diversité, d’élargir le corpus des sociétés humaines. Les modes de vie que l’on y observe, même si certains de leurs aspects techniques ou économiques se retrouvent ailleurs, sont toujours originaux. La préhistoire nous permet de penser d’autres mondes. C’est en cela qu’on pourrait la dire utopique, parce qu’elle nous invite à penser l’altérité. Mais je crois surtout que la préhistoire est émancipatrice des temporalités courtes dans lesquelles nous pensons le monde. Aujourd’hui, avec l’urgence climatique, nous éprouvons le plus grand mal à nous projeter au-delà de la fin du siècle, nous peinons à sortir du strict point de vue de notre expérience individuelle. Nos questionnements, nos regards sont conditionnés par le monde dans lequel nous vivons. La préhistoire, parce qu’elle nous pousse à nous questionner sur la longue durée, nous permet de nous affranchir de ce rapport au temps.     

recueilli par Serge Bonnery
Photos Denis Dainat – Cerp Tautavel

Pour aller plus loin, quelques repères bibliographiques

  • Geneste, J.-M., Grosos, P. et Valentin, B. dir. : Préhistoire. Nouvelles frontières, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2023.
  • Teyssandier, N : Nos premières fois, Flammarion (poche), 2022.
  • Bon, F.: Préhistoire. La fabrique de l’homme, Seuil, 2009.
  • Collectif : Variations sur l’histoire de l’humanité, Editions La ville brûle, 2018
  • Demoule, J.-P. : La Préhistoire en 100 questions, Tallandier (poche), 2023
  • Teyssandier, N. et Thiébault, S. dir. : Pré-histoires. La conquête des territoires, Cherche-Midi, 2018.
  • Jean Guilaine : L’aube des moissonneurs, du Néolithique en particulier et de l’archéologie en général. Entretiens avec Laurence Turetti et Georges Chaluleau. Editions Verdier. A paraître, automne 2023.

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Parcours Tautavel : le programme de vendredi

Vue du village de Tautavel.
  • 10 h : départ en bus de l’abbaye (bus et pique-nique payants, inscription obligatoire, 53 places disponibles).
  • 11 h 30 : Comme une comète des étincelles, conférence d’Alice Carabédian au Palais des congrès (accès libre et gratuit).
  • 14 h 30 : visite du musée et des réserves du Centre européen de la Préhistoire (accès gratuit pour les personnes venues en bus, les personnes munies d’un pass intégral Banquet ; tarif d’entrée au musée de la Préhistoire pour les autres).
  • 14 h 30 : cinéma avec #Inminimismaxima de Pierre Gaignard et Laura Haby ; Sibérie, les aventuriers de l’âge perdu de Barbara Lohr. Au Palais des congrès (accès gratuit dans la limite des places disponibles).
  • 18 h : retour à Lagrasse.

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A lire demain : entretien avec François Bon, archéologue et préhistorien.



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 4-10 ans, tous les jours de 10 h à 13 h et de 17 h à 20 h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : atelier d’écriture, banquet du Banquet) : 100 € (plein tarif), 80 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Concert d’ouverture – Rodolphe Burger (3 août) : 18 €, 15 €, 10 €
  • Forfait journée : 20 €, 16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 6 €, 4 €, gratuit
  • Le banquet du Banquet (repas-spectacle du 9 août) : 40 €
  • Atelier d’écriture : 15 €, 12 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Siestes sonores et promenade botanique : 7,5 €, 6 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Visites éclectiques de l’abbaye : 11 €, 9 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Qi Gong : 5 € (inscription obligatoire)
  • Atelier de philosophie, Figure libre, La criée, Grand petit déjeuner : gratuit, sans réservation dans la limite des places disponibles.

Tarif réduit pour les étudiant·e·s, les 18-25 ans, les PSH, les bénéficiaires des minimas sociaux, les adhérent·e·s du Marque-page.

Tarif jeunes pour les -18 ans

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 43 11 56.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.