Étienne Davodeau : « Se faire une idée plus juste des enjeux qui sont devant nous »

Ce que peut (1/5)… la bande dessinée – Étienne Davodeau est auteur de B.D. Ses livres relèvent tantôt de la fiction (Lulu femme nue, 2008, adapté au cinéma par Sólveig Anspach), tantôt de la bande dessinée du réel. Le droit du sol (2021) relate son voyage à pied entre Pech Merle et Bure, entre l’art rupestre et le projet d’enfouissement de déchets nucléaires. Son dernier livre, Loire, est sorti en octobre 2023 aux Éditions Futuropolis.

Etienne Davodeau : « Nous regarder vivre, collectivement et intimement, et tenter de le mettre en images, c’est ce que j’ai encore envie de faire… »

photo Idriss Bigou-Gilles

 Comment avez-vous traversé la séquence politique que nous venons de vivre ? 
Je me souviens des élections présidentielles de 1988, les premières auxquelles je participais en tant qu’électeur. Jean-Marie Le Pen avait atteint 14 %, et ça nous semblait effarant, même si dans l’ouest de la France où j’ai grandi il faisait encore des scores assez misérables. On se disait que c’était un accident un peu sinistre mais que ces idées ne prendraient jamais corps. Et finalement, à l’échelle d’une vie, on ne peut que constater que les chiffres du Front National n’ont cessé de progresser. Je m’obstine à continuer d’appeler ce mouvement ainsi parce que je pense que le nom de « Rassemblement National » procède d’un grossier ripolinage de façade dont on n’est pas obligé d’être dupes. Ils ont beau avoir remplacé un vieillard éructant par une espèce de gendre idéal équipé d’une chemise impeccablement repassée et d’un sourire à selfies, ça ne change rien à l’affaire. J’ai l’impression qu’il y a un problème de mémoire historique et politique dans notre pays, comme si quelques décennies  suffisaient à effacer les dangers que l’extrême-droite a toujours incarnés. Et en arriver à se dire qu’ « on n’a jamais essayé » est le signe d’un désespoir social qu’il faut considérer, comprendre et réparer en urgence. C’est un des enjeux des échéances à venir.

Est-ce que vous diriez que votre démarche de création est marquée par un engagement politique ? 
Je m’intéresse aux gens qui sont des militants. Dans Les mauvaises gens je raconte le monde dans lequel j’ai grandi. Je suis né dans un milieu modeste, mes parents étaient ouvriers, ils ont commencé à travailler dans les usines dès 14 ans et font partie de ces gens qui se sont émancipés et cultivés grâce au militantisme syndical, politique, mais aussi religieux, dans cette région catholique des Mauges.  Adolescents, ils militaient à la JOC, la Jeunesse Ouvrière Chrétienne et la JOC-F (féminine) pour ma mère. Ensuite ils ont accompagné la création de la CFDT, du parti socialiste. J’ai baigné dans cet univers-là. La berceuse de mes soirées d’enfance, c’était des réunions politiques, syndicales qui se déroulaient dans notre cuisine, dans une odeur de café et dans la fumée des Gauloises. De ma chambre, juste au-dessus, j’écoutais – sans tout comprendre – ces gens qui parlaient fort, qui discutaient, qui s’engueulaient. J’adorais ça, c’était vivant et chaleureux, et c’est le terreau sur lequel j’ai poussé. C’est sans doute pour cette raison qu’en tant qu’auteur de bande dessinée j’aime bien raconter les parcours de ceux qui luttent collectivement au nom de l’idée qu’ils se font de l’intérêt général. Je l’ai fait aussi dans Le droit du sol, où je vais à la rencontre de celles et ceux qui militent contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure, dans la Meuse. Dans notre pays nucléarisé, ces gens-là portent une parole qu’il me semble utile de relayer, et je le fais avec cet outil que j’aime tant : la bande dessinée. 

Le droit du sol traite de la lutte contre le projet d’enfouissement de déchets nucléaires à Bure, dans la Meuse.

Justement, pensez-vous que la bande dessinée comme forme d’expression artistique peut avoir un écho, une influence dans la situation politique que nous vivons ? 
Je crois que tout ce qui donne à voir de façon plus lucide et plus large le monde dans lequel nous vivons nourrit notre rapport au réel d’une façon fructueuse et positive. Il s’agit de comprendre ce qui nous différencie et nous unit. En tant qu’auteur, je suis absolument persuadé que la bande dessinée a son rôle à jouer, sans le moindre complexe d’infériorité par rapport à tous les autres médias dits narratifs, comme le roman ou le cinéma. J’ai publié mes premiers livres au début des années 1990, au moment où la bande dessinée s’émancipait de son obligation de rupture avec le réel. La bande dessinée, à l’époque, c’était encore surtout l’humour, l’aventure, la science-fiction, tout ce qui permettait d’oublier un peu le monde autour de nous, et c’était formidable. Mon projet de revenir au récit du monde comme il va s’est inscrit dans un mouvement particulièrement fertile et vigoureux depuis quelques décennies, qu’on appelle la bande dessinée de « non-fiction » – le reportage, le documentaire, l’autobiographie -. Ce courant, encore récent, ne s’oppose pas aux formes traditionnelles de la bande dessinée. Je crois au contraire qu’il les complète et les enrichit. C’est un mouvement qui a pris son essor au tournant des années 2000. J’ai eu la chance de tomber au bon moment et d’être parmi les premiers auteurs français à travailler sur des enquêtes et des reportages au long cours. Mon premier livre dans cette perspective date de 2001, c’était Rural ! .
Je crois évidemment que la bande dessinée a son mot à dire et qu’elle peut permettre aux gens qui lisent ces livres-là de se faire une idée plus juste, plus large, plus précise du monde qui nous entoure et des enjeux qui sont devant nous : les enjeux politiques, écologiques, sociétaux. Elle le fait désormais par la fiction et par la non-fiction !

Un livre peut contribuer à l’éclairage et à la compréhension d’une action en mouvement

Dans vos livres, vous racontez des expériences dans lesquelles vous vous engagez personnellement, comme dans Les Ignorants, où vous êtes allé à la rencontre d’un vigneron, ou dans Le droit du sol, où vous avez marché 800 km, entre Pech Merle et Bure, pour interroger le rapport de l’humanité au sol de notre planète.  
La bande dessinée est un travail long et chronophage. En ce sens, je crois qu’on ne peut pas ne pas s’engager si on se lance dans ce genre de projet. Et dans ces récits je fais le choix de parler à la première personne du singulier, de me mettre en scène, et d’assumer ma subjectivité. Je ne prétends pas donner une parole objective sur les déchets nucléaires dans Le droit du sol, ou sur le vin dans Les ignorants, mais par contre je peux témoigner de façon assez sereine et précise de ma propre expérience et de mes rencontres dans le domaine. Quand je passe un an et demi à travailler avec un vigneron, je peux raconter ce que j’ai vu et ce que j’ai fait, puisque – si j’ose dire – j’y étais ! Quand je monte littéralement à pied, entre Pech Merle et Bure, vers ce problème d’enfouissement des déchets nucléaires, je fais témoigner des gens qui ont des choses intéressantes à nous dire sur le sujet. Ces gens, je les choisis librement, comme je choisis tout aussi librement ceux que je ne fais pas témoigner. Par exemple, je ne vais délibérément pas voir les gens de l’ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs) qui gèrent le projet de stockage des déchets à Bure, précisément parce qu’ils ont déjà des moyens colossaux de communication et qu’ils ont déjà avec eux l’état français, la force publique, et même parfois la justice française. Les opposants au projet n’ont rien à gagner à titre personnel dans le combat qu’ils mènent. Ils agissent au nom de l’intérêt général tel qu’ils le conçoivent. J’ai pour eux de l’estime et du respect. Et je considère donc que si je donnais dans mon livre 50% du temps de parole aux opposants au projet et 50% aux gens de l’ANDRA je ne ferais qu’entériner ce  déséquilibre des forces qui me scandalise et que je veux raconter. Je prends soin d’expliquer ce point dans mes pages à la personne qui lit mon livre. Récit délibérément subjectif, donc, mais qui essaie d’être honnête.

Après la parution d’un livre comme celui-là, quels sont les retours que vous recevez ?
Une des vertus imprévues mais réconfortantes de ces livres c’est qu’ils génèrent parfois pas mal de débats, de rencontres, de confrontations, et de désaccords évidemment. Pour ce qui me concerne, ils vivent plus longtemps et plus intensément que mes livres de fiction. Et en général je garde de bons contacts avec les gens qui témoignent dans mes livres, certains restent même des amis, ce qui est plutôt bon signe. J’aime bien l’idée que ces livres soient parfois utilisés pour ce qu’ils racontent. Les Ignorants, par exemple, treize ans après sa publication, circule toujours beaucoup dans le monde des vins dits « nature » où on l’utilise pour expliquer ce qu’est cette démarche. Les mauvaises gens sert aussi parfois d’exemple pour illustrer la vie syndicale et politique des années 80 ou pour comprendre ce qu’étaient les « cathos de gauche ». Ainsi un livre n’est pas seulement le témoignage d’un moment passé, il peut aussi contribuer à l’éclairage et à la compréhension d’une action en mouvement. 

Les ignorants : un livre-reportage qui circule toujours dans le monde des vins dits « nature ».

Est-ce que dans ces échanges vous observez un effet de génération, est-ce qu’on trouve des jeunes gens dans le public de vos livres ? 
On pense parfois encore que la bande dessinée s’adresse aux jeunes gens, voire aux enfants ou en tous cas aux adolescents. Dans le cas de mes livres ce n’est pas si vrai que ça, et je dois avouer que ça m’embête un peu…  Les sujets que j’aborde, un peu politiques, un peu sociétaux font que mes livres sont emblématiques de cette nouvelle bande dessinée qui est surtout lue par des adultes. Évidemment, j’en suis honoré et ça me va très bien. Il m’arrive de participer à des rencontres dans des lycées, où les élèves ont dû lire mes livres parce que je venais répondre à leurs questions… Et je remarque ce détail un peu idiot mais assez révélateur : quand nous avions leur âge, lire de la bande dessinée et le revendiquer, c’était un moyen de s’opposer aux prescriptions culturelles de l’école ou de nos parents. La bande dessinée, c’était une contre-culture, et on l’aimait aussi pour ça.  Dans les lycées où je vais parfois, je remarque que les élèves la considèrent souvent comme les autres livres qu’on leur demande de lire. C’est un devoir. Cela témoigne évidemment de la nouvelle légitimité de la bande dessinée. Nos collègues entrent désormais à l’Académie et au Collège de France. C’était inenvisageable pendant mon adolescence. Et c’est formidable. Pourvu qu’elle ne s’y embourgeoise pas trop !

Est-ce que vous sentez dans votre pratique d’auteur, un changement du contexte politique dans lequel on est ? Qu’en est-il du soutien, de l’ouverture que vous pouvez rencontrer sur les sujets que vous choisissez d’aborder ? 
D’un point de vue éditorial, j’ai une liberté absolue de travail, et je bénéficie de la confiance totale de mes éditeurs. Et même si mes livres marchaient moins bien, je serais intransigeant sur ce point. En vérité, je pense que la bande dessinée est un lieu de création d’une grande liberté, c’est peut-être même là qu’on est le plus libre de raconter ce qu’on veut. Et je pars d’un principe assez simple : en bande dessinée, on peut TOUT raconter.

Et le sujet du livre en cours ?  
Je travaille sur un livre un peu particulier, qui va mêler l’intime et le social. Il se trouve que Françoise Roy, ma compagne, exerce un métier qui me fascine, et je lui dis depuis 15 ans que nous devrions en faire un livre. Elle a fini par céder à mon insistance. Françoise travaille auprès de personnes qui souffrent de la maladie d’Alzheimer. Nous sommes nombreux à être au contact de cette maladie, à travers nos proches notamment et souvent on ne sait pas comment se comporter face aux terribles changements qui interviennent alors. C’est un sujet compliqué, effrayant, et fatalement, la population humaine vieillissant, c’est quelque chose qui va s’imposer à nous de manière croissante. Il me semble utile de mettre en récit précisément la façon dont ces gens-là vivent. C’est un vrai sujet sociétal, qui pose la question de la solidarité avec des personnes qui vivent soudain dans une sorte de présent permanent et qui deviennent totalement dépendantes de leurs proches. La façon dont on les accompagne est déterminante pour respecter leur humanité qui reste intacte. Mon livre va donc évoquer tout ça et la façon dont ce projet, en dormance depuis si longtemps, s’installe et se déploie entre nous deux. 
Nous regarder vivre, collectivement et intimement, et tenter de le mettre en images, c’est ce que j’ai encore envie de faire. Je sais bien que je ne vivrai pas assez vieux pour raconter toutes les histoires que j’ai envie de raconter… 

Recueilli par Agnès Martial



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 4-10 ans, tous les jours de 10 h à 13 h et de 17 h à 20 h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : atelier d’écriture, banquet du Banquet) : 100 € (plein tarif), 80 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Concert d’ouverture – Rodolphe Burger (3 août) : 18 €, 15 €, 10 €
  • Forfait journée : 20 €, 16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 6 €, 4 €, gratuit
  • Le banquet du Banquet (repas-spectacle du 9 août) : 40 €
  • Atelier d’écriture : 15 €, 12 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Siestes sonores et promenade botanique : 7,5 €, 6 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Visites éclectiques de l’abbaye : 11 €, 9 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Qi Gong : 5 € (inscription obligatoire)
  • Atelier de philosophie, Figure libre, La criée, Grand petit déjeuner : gratuit, sans réservation dans la limite des places disponibles.

Tarif réduit pour les étudiant·e·s, les 18-25 ans, les PSH, les bénéficiaires des minimas sociaux, les adhérent·e·s du Marque-page.

Tarif jeunes pour les -18 ans

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 27 57 57.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.