Jean-Michel Mariou : « Les obsessions de Vincent Bolloré sont en œuvre à l’abbaye de Lagrasse »

Il y a vingt ans, des chanoines traditionalistes s’installaient dans la partie privée de l’abbaye de Lagrasse. Discrets les premiers temps, ils ont patiemment posé en Corbières les bases de leur projet dit de « grand relèvement » qui, derrière la restauration des murs de l’abbaye, cache une tout autre restauration : celle d’un ordre ultra conservateur, hostile à toute perspective sociétale progressiste et politiquement proche de l’extrême droite.
Ce projet est bâti sur des mensonges dont le premier – et le plus choquant – couvre les abus sexuels commis par le fondateur de la communauté lui-même, aujourd’hui décédé (1). Dans un livre-enquête minutieusement documenté, Jean-Michel Mariou lève le voile sur les intentions profondes de ceux qu’il nomme des « soldats de dieu » afin que tout le monde sache qui se cache véritablement derrière ces silhouettes affables vêtues de chasubles blanches aux apparences immaculées.
Mi-juillet, le livre a été présenté aux Lagrassiennes et Lagrassiens, auxquels l’auteur le destinait prioritairement. Ce jour-là, entouré de Luc Caraguel, ancien vicaire général du diocèse de Carcassonne et de l’historien Patrick Boucheron, professeur au Collège de France, Jean-Michel Mariou a pris toute la mesure des interrogations que suscite, dans la population locale massivement présente au rendez-vous, un ministère bâti sur une opposition farouche aux réformes de Vatican II.
« J’ai compris ce jour-là combien la présence des chanoines est une préoccupation constante pour ce que j’appelle le village profond, ces familles installées ici de longue date et qui structurent la vie locale », témoigne Jean-Michel Mariou, non sans rappeler que Lagrasse est une des rares communes audoises à ne pas avoir concédé une majorité politique au Rassemblement national lors des récentes consultations électorales.
Mais la portée de son enquête va bien au-delà des Corbières. Parce qu’il met au jour les mécanismes subtils d’un système idéologique occupé à saper les bases de notre vivre ensemble démocratique et républicain héritier des Lumières et de la Révolution française, le livre de Jean-Michel Mariou sonne comme une alerte. D’autant plus précieuse dans les temps confus que nous traversons.

Jean-Michel Mariou : « Il y avait nécessité d’enquêter pour établir des vérités factuelles ».

Qu’est-ce qui a motivé une enquête approfondie sur les chanoines de la Mère de Dieu installés à Lagrasse depuis vingt ans maintenant ?
Le village a beaucoup changé pendant ces vingt dernières années. Il s’est ouvert plus résolument : le Centre d’accueil des demandeurs d’asile, installé dans le centre du village, s’est développé et renforcé, quand la France a dû organiser l’arrivée plus nombreuse de migrants. C’est quelque chose qui nous a beaucoup aidé à réfléchir à ces questions.
Par ailleurs, après quelques années de discrétion, les chanoines ont commencé à peser un peu plus sur la vie du village. Certaines familles proches sont venues s’installer, et comme ce sont des gens aisés, ils ont fait monter les prix de l’immobilier de façon très conséquente. Ils pèsent donc sur le village, mais strictement par l’argent. Car leurs enfants ne vont pas à l’école de Lagrasse, mais dans une école de cathos tradis à Narbonne. C’est une différence de taille avec ce qu’on avait connu à la fin des années soixante-dix avec la communauté de la Théophanie, dont les enfants sont devenus lagrassiens par l’école et ont largement contribué à l’harmonie des communautés.
Il persiste donc aujourd’hui encore un fossé très profond entre l’abbaye et le village. Les chanoines attirent le plus souvent des gens liés à l’extrême droite traditionaliste, proche des milieux zemmouriens, et il y avait autour de ça pas mal de fantasmes, de légendes qui commençaient à courir. Donc il y avait la nécessité d’enquêter pour établir des vérités factuelles.

Le livre-enquête de Jean-Michel Mariou disponible en librairie depuis le 8 juillet.

Le livre s’ouvre sur la révélation d’un mensonge : celui qui a recouvert les crimes d’abus sexuels de Roger Péquigney, le fondateur de la communauté́. Vous soulignez qu’il s’agit d’un mensonge « par omission ». Pourquoi ?
Deux ans après l’installation des chanoines, le père-abbé Wladimir de Saint Jean de son nom d’église, est écarté, officiellement pour raisons de santé, et remplacé, six mois plus tard, par Emmanuel-Marie, le père-abbé actuel. En réalité, on le sait maintenant, Péquigney s’est rendu coupable d’abus sexuels et moraux sur de jeunes chanoines. L’affaire était suffisamment grave pour que Rome choisisse de la traiter en un temps record. On sait bien qu’habituellement, ça traîne plutôt…
L’omission, elle est simple : l’évêque de Carcassonne de l’époque, Alain Planet, et le nouveau père-abbé, choisissent cette fable des « raisons de santé », et décident de faire silence en ne transmettant pas de signalement à la justice civile. Ils défendent encore aujourd’hui que c’est à la demande des victimes qu’ils ont gardé ces faits secrets. Un procès canonique est organisé en toute discrétion, mais l’on sait que les victimes sont quantité négligeable dans cette procédure. Ce qu’il convient de protéger, c’est d’abord l’institution, et ensuite le prélat pêcheur dont on se soucie qu’il ne puisse servir d’exemple à d’autres. La souffrance des victimes est absente de ces débats. Je ne dis pas que les chanoines se sont désintéressés des victimes, mais ils ne se sont pas rendu compte que seul un procès civil pouvait les reconstruire.

« Les chanoines ont du mal avec la vérité, les lois, les règlements »

Des mensonges, vous en pointez d’autres au fil des pages…
Je pensais que le mensonge était mal vu par l’Eglise. J’ai dû rater une mise à jour. Car les chanoines de Lagrasse se sont fait une spécialité des vérités parallèles. Ils ont du mal avec la vérité, avec les lois, les règlements… L’architecte des Bâtiments de France, la gendarmerie de Lagrasse ou la mairie, auraient beaucoup à raconter sur toutes les libertés qu’ils prennent. Il faut dire qu’ils sont soutenus et protégés jusqu’aux plus hauts sommets de l’État : la puissance de leurs réseaux est impressionnante.

A Lagrasse, le 19 juillet, lors de la présentation du livre à la population.

Vous vous êtes intéressé au projet des chanoines, pas seulement à sa façade patrimoniale mais aussi à sa dimension politique. En quoi consiste ce projet ? Et quelle place occupe-t-il dans la vaste toile que tisse l’extrême droite en France ?
Les chanoines ont donné un nom à leur plan de restauration des bâtiments de l’abbaye, « le grand relèvement », et quand on leur fait remarquer que ça ressemble fort au sinistre « grand remplacement » de Renaud Camus, ils feignent de découvrir ce qui est devenu un marqueur fort des identitaires. En réalité, c’est bien de ça qu’il s’agit : dénoncer la décadence des sociétés occidentales, et prôner le retour à la famille traditionnelle, au strict patriarcat, en condamnant toute avancée sociétale, tout progrès, toute liberté nouvelle.

Cette communauté religieuse bénéficie de puissants soutiens. Dans votre enquête, c’est tout un réseau que vous tentez de mettre au jour. Mais vous admettez aussi la difficulté de la tâche. Qui sont ces soutiens et quid de l’opacité qui les entoure ?
A Lagrasse, les chanoines vous reçoivent avec affabilité et tolérance. Extérieurement, ils ne sont pas dans la caricature, loin de là. Ils sont courtois et cultivés. Comment imaginer qu’ils jouent le rôle d’icônes présentables pour un projet politique beaucoup plus dangereux ? Je crois que c’est la période actuelle qui nous répond : l’extrême droite ne cesse de rendre ordinaires des idées qui faisaient jusque-là frémir 90% du pays. Elle fait entrer, au nom de l’usage, des mots horribles dans le grand dictionnaire de la démocratie républicaine. Et ceux-là, tout en bure blanche et sourires apaisés, participent de ce projet global en rebâtissant dans ses marges une église de France qui s’oppose au Pape, et qui combat toutes les libertés. On ne peut pas s’être ému de la marche du RN vers le pouvoir, et ne pas dénoncer le projet secret de ceux qui financent et soutiennent les chanoines de Lagrasse. Les journaux sont pleins des portraits de ces riches industriels ou affairistes qui bâtissent des empires financiers mais dont la véritable ambition est de provoquer un retour des temps anciens. Et ce sont bien les obsessions de Vincent Bolloré qui sont en œuvre à l’abbaye de Lagrasse. 

Au cœur de la doctrine des chanoines, il y a, écrivez-vous, « l’obsession des mauvaises pensées et des péchés qui tournent autour de la sexualité ». Tout semble, à vous lire, tourner autour de cette « obsession ». Que nous dit-elle, selon vous, de leur vision de la société humaine ?
C’est singulier, mais cette obsession de la sexualité est partout présente. Le retour à la catéchèse ancienne met la pureté au centre de tout engagement. Résultat, il y a une focalisation sur tout ce qui se passe au-dessous de la ceinture. Au fond, le scandale sexuel des origines n’est peut-être pas aussi inexplicable que ça.

« Une ambition forte du Banquet du livre »

2024 est le vingtième anniversaire de l’installation des chanoines à Lagrasse. Mais en 2027, un autre vingtième anniversaire – sinistre – aura lieu : celui de l’attentat commis dans la nuit du 8 au 9 août 2007 contre la librairie éphémère du Banquet du livre créée comme chaque année par la librairie Ombres blanches de Toulouse et son fondateur Christian Thorel. L’obsession de mauvaises pensées liées à la sexualité était-elle déjà à l’œuvre il y a vingt ans autour de « La nuit sexuelle » de Pascal Quignard ?
C’était clair pour nous tous. Et l’attitude très ambigüe qui a été la leur après l’attentat plaide en ce sens.

De l’huile de vidange déversée sur les livres de la librairie du Banquet : l’attentat a été commis dans la nuit du 7 au 8 août 2007.

Les chanoines, leur projet, suscitent néanmoins des oppositions dans le sein même de l’Église…
Au fond, c’est dans l’Église de France que ce combat est le plus douloureux. Tous les prêtres que j’ai rencontrés pour cette enquête, dans l’Aude comme en Béarn, où les chanoines ont installé à l’automne dernier un prieuré-dépendant, une annexe de leur communauté dans le centre de Pau, tous ces prêtres mais aussi les chrétiens fidèles qui s’émeuvent de cette dérive traditionaliste – et ils sont très nombreux – tous sont malheureux de voir leur église violentée par des gens qui ne respectent ni le Pape, ni la liturgie de Vatican II.
Notre combat est différent du leur : eux luttent pour sauver leur église et nous, nous nous battons pour sauver le village, et surtout pour nous inscrire dans le grand mouvement de résistance à la montée de l’extrémisme de droite dans notre pays. Et ça, ça a toujours été une des ambitions fortes du Banquet du livre.

Recueilli par Serge Bonnery

(1) Précision : Les victimes n’ayant pas déposé plainte, Roger Pequigney n’a jamais répondu des actes délictueux dont il était soupçonné devant la justice pénale. Estimant que « les délits ne relevaient pas, en soi, du droit civil », l’Eglise s’en est tenue à un procès canonique au terme duquel Roger Pequigney a été écarté de la communauté qu’il avait fondée. Il est décédé en février 2023 à l’abbaye d’En Calcat dans le Tarn.



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 4-10 ans, tous les jours de 10 h à 13 h et de 17 h à 20 h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : atelier d’écriture, banquet du Banquet) : 100 € (plein tarif), 80 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Concert d’ouverture – Rodolphe Burger (3 août) : 18 €, 15 €, 10 €
  • Forfait journée : 20 €, 16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 6 €, 4 €, gratuit
  • Le banquet du Banquet (repas-spectacle du 9 août) : 40 €
  • Atelier d’écriture : 15 €, 12 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Siestes sonores et promenade botanique : 7,5 €, 6 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Visites éclectiques de l’abbaye : 11 €, 9 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Qi Gong : 5 € (inscription obligatoire)
  • Atelier de philosophie, Figure libre, La criée, Grand petit déjeuner : gratuit, sans réservation dans la limite des places disponibles.

Tarif réduit pour les étudiant·e·s, les 18-25 ans, les PSH, les bénéficiaires des minimas sociaux, les adhérent·e·s du Marque-page.

Tarif jeunes pour les -18 ans

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 27 57 57.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.