Ce que peut… (5/5) le Banquet du livre – Pour le directeur du Centre culturel de rencontre, « l’art est politique, sans avoir nécessairement à formuler de discours militant. »
Dans la séquence politique très troublante où nous sommes, où nos angoisses semblent prendre réalité et consistance, qu’est-ce qui vous paraît le plus inquiétant ?
Depuis les années 1970, on s’était habitué au vocabulaire de la « crise » en tant qu’éruption ponctuelle précédant un rétablissement. Depuis la crise pétrolière de 1974, les crises se succèdent à un rythme qui s’accélère, touchant désormais tous les domaines. Ce n’est plus seulement l’économie ou les relations internationales qui sont concernées, mais tous les domaines de la vie sociale et de la vie tout court : la biodiversité, le climat, l’eau… On est passé à un état d’éruption permanente dans des domaines multiples, ce qui donne un nombre et une étendue effrayants d’états de tension, de troubles, de dangers, de pénuries. Tous les signaux, climatiques, environnementaux, sociaux, politiques, géopolitiques sont aujourd’hui au rouge : cette conjonction d’indicateurs négatifs est alarmante.
La réponse à cet état structurel de crise supposerait de changer de modèle de société, de passer d’une logique de prédation, de compétition et d’accumulation à une logique de sobriété, de coopération et de solidarité. Or ce qu’on observe est plutôt l’instabilité et la fragmentation des sociétés démocratiques, qui hypothèquent la possibilité de solutions pacifiques. Là où la crise climatique exigerait une forte coordination internationale et du courage politique, on observe au contraire la mise en échec du multilatéralisme et la multiplication des conflits en Ukraine, au Moyen-Orient, en mer de Chine, etc. On voit mal dans ce contexte comment faire aboutir des solutions concertées. De la même manière en Europe, le green deal est attaqué par la droite ultralibérale et l’extrême droite : alors qu’il faudrait du pragmatisme et de la raison, c’est le cynisme, l’égoïsme et le déni qui semblent l’emporter.
Est-ce que vous diriez que votre démarche est marquée par un engagement politique ? Est-ce que cet engagement a évolué au fil de votre parcours, peut-être ces dernières années ?
La question politique est présente dans les fondements de mon engagement artistique et culturel, mais pas nécessairement de façon explicite et militante. Je n’ai pas beaucoup de goût personnel pour les arts militants hérités de l’Agit prop. Je viens du spectacle vivant et en particulier des arts en espace public, qui se sont développés en dehors des lieux institutionnels et légitimes, des lieux de l’art bourgeois aurait-on dit à l’époque de Fluxus. Mon engagement dans le domaine artistique est marqué par cet intérêt pour l’art dans la cité, où on ne l’attend pas. J’aime l’art qui sort de son lit, qui déborde, qui se déjoue des bornes que les conventions de réception lui ont assignées. Je suis passionné par les fonctions politiques de l’esthétique, que le philosophe Jacques Rancière nomme le partage du sensible. Il s’agit des mises en partage fondatrices de la citoyenneté, dont les artistes font matière et sujet : les représentations, les affects, les imaginaires, qui n’ont pas nécessité à être alignés. La reconnaissance de l’altérité est précisément ce qui différencie le culturel et le cultuel, la création artistique et la doctrine religieuse. Le pot commun où se jouent les débats éthiques et esthétiques de la citoyenneté a fondamentalement assez peu évolué depuis le théâtre antique. La cérémonie d’ouverture des JO de Paris 2024 en est une parfaite démonstration. L’art est politique, sans avoir nécessairement à formuler de discours militant. L’expression d’une multitude joyeuse, confiante et émancipée suffit à faire discours, et je suis convaincu de sa puissance politique.
« On a encore beaucoup de chemin à faire pour réconcilier les classes populaires avec la création artistique »
Pensez-vous que la création littéraire, artistique peut avoir un écho, une influence dans la situation politique que nous vivons ? Comment cela se manifeste dans votre pratique, votre expérience ?
Assurément, à quelques conditions près. Une question qui se pose aux milieux artistiques est de ne pas céder au confort de l’entre-soi ou à la tentation d’une mise en orbite. Un des reproches que l’on peut adresser aux réseaux artistiques depuis les années 1980, est de s’être souvent détournés du populaire. Populaire et contemporain sont devenus antagonistes. Dans les années 1990, la notion d’éducation populaire a pris une connotation péjorative, au point que les interventions artistiques à vocation socioculturelle semblaient réservées à ceux qui avaient raté leur carrière d’artiste. Au Royaume-Uni (bénéfice paradoxal de l’ère Thatcher), tous les artistes travaillent en lien avec la population. Le community art est beaucoup plus inventif et développé qu’en France, où les artistes sont moins amenés à aller au contact des populations. Le domaine de ce que l’on nomme aujourd’hui l’art en commun est certes en essor depuis une dizaine d’années, mais on a encore beaucoup de chemin à faire pour réconcilier les classes populaires avec la création artistique. La question est particulièrement criante en milieu rural, dans les villes moyennes ou dans le périurbain, qui sont des lieux culturellement délaissés et les berceaux du vote RN, nourris du sentiment d’abandon et de la peur du déclassement. En dehors des festivals d’été plutôt fréquentés par des vacanciers citadins, comme à Lagrasse, l’offre culturelle est souvent exsangue. Toute la trame de l’action culturelle dans l’Aude est portée par les anciennes structures de l’éducation populaire du milieu viticole mutualiste, les MJC, la FAOL, la Ligue de l’enseignement… Je suis attentif à arrimer l’activité du Centre culturel de rencontre Les arts de lire à cette chaîne encore active, bien que largement dépourvue financièrement.
L’enjeu pour le Banquet est de ne pas être une parenthèse ponctuelle, autoréférencée et détachée de la vie locale. Le Banquet nourrit l’activité du Centre culturel de rencontre tout au long de l’année. Il doit s’ouvrir davantage à ceux qui ne sont pas spontanément attirés par les conférences ou les lectures. C’est la fonction des balades botaniques, des siestes sonores, des concerts, du banquet final ou du cinéma sous les étoiles.
Pour la même raison, nous accueillons d’autres manifestations dans l’Abbaye, comme Les Ptibals, festival de danse traditionnelle qui aura lieu au mois d’août, ou des spectacles de cirque, avec l’association locale Artkissonn. N’en déplaise à certains élitistes, il n’y a pas pour moi de hiérarchie entre ces différentes occasions de partager et de construire du commun.
Que faudrait-il changer pour que la création intellectuelle, artistique, la parole scientifique puissent agir contre les périls qui nous entourent ?
Poursuivre l’effort de décloisonnement, nourrir la curiosité pour l’autre, corriger les effets d’une société où chacun évolue dans sa bulle sans porosité avec les autres parties du corps social… Une fonction du Banquet est de mettre en présence autour d’une même thématique des personnes d’horizons divers. Un autre enjeu commun à toutes les manifestations littéraires est de rajeunir et de diversifier les publics. C’est un travail de fond qui demandera du temps et de la constance. Un moyen de servir cet objectif est de développer les dispositifs visant à associer les habitants aux processus d’élaboration des contenus, dans une alternative à une vision descendante de la diffusion des savoirs ou de la diffusion artistique. Je suis attentif aux enjeux de réappropriation culturelle. L’exposition photographique de cet été, Ricochets de Fred Sancère, illustre cette attention aux espaces ruraux de faible densité, ces lieux délaissés où le RN trouve de nouveaux électeurs, qui sont des réalités qui s’imposent à notre conscience et à notre action, pour tenter d’y reconstruire du commun.
Recueilli par Serge Bonnery