Directeur de l’Etablissement public de coopération culturelle (EPCC) Les arts de lire de l’abbaye médiévale de Lagrasse depuis juillet 2022, Jean-Sébastien Steil revient sur la première année de son mandat. Après avoir évoqué la patiente mise en route de ce nouvel outil de gestion et d’animation du lieu auquel vient d’être attribué le prestigieux label de Centre culturel de rencontre, il présente les grands axes de son projet et détaille la nouvelle formule du Banquet du livre d’été, « navire amiral » de la programmation.
L’une de vos premières missions à la direction de l’EPCC Les Arts de lire de l’abbaye médiévale de Lagrasse a été la mise en route de ce nouvel équipement. Où en êtes-vous, un an après votre nomination à ce poste ?
Quand je suis arrivé à Lagrasse, le 9 juillet 2022, l’EPCC n’était pas encore fonctionnel. Le cadre était posé – statut juridique, organe de gouvernance -, il restait à construire l’outil et à le mettre en marche. Les premiers mois, il a fallu recruter une administratrice, constituer une équipe, inventorier toutes les questions liées au double transfert qu’il s’agissait de réaliser : transfert de la gestion du monument qui était jusque-là du ressort du Département et transfert de l’ensemble des activités culturelles, littéraires et intellectuelles portées par l’association le Marque-Page. L’enjeu était de réussir la translation en restant fidèle aux aventures antérieures. Ce ne sont pas des questions que l’on traite uniquement sur le plan juridique et technique. Il faut prendre en compte les affectivités, les sentiments de propriété symbolique et les implications personnelles souvent très investies, avec le souci de ne blesser ni froisser personne. Nous avons donc mené un travail d’échange, de réflexion et de construction qui a pris du temps… sachant que nous étions nous-mêmes pris par le temps !
Vous voulez dire que ce fut une période compliquée ?
Nous étions censés basculer dans la nouvelle organisation le 1er octobre 2022, ce qui évidemment était très court. Il y avait des sujets lourds comme le cadre d’emploi des agents du Département au sein de l’EPCC ou le déménagement de la librairie. Une partie du transfert a eu lieu le 1er janvier 2023 et le dernier qui restait à réaliser, celui des personnels du Marque-Page, a eu lieu le 1er avril 2023. Il a donc fallu six mois pour construire un cadre opérationnel.
Et aujourd’hui ?
On peut dire que l’établissement est stabilisé. Il est tout frais. Il est constitué d’une équipe très jeune. Il reste donc encore du travail pour asseoir nos fonctionnements. En novembre 2022, lors du Banquet du livre d’automne qui était le premier événement organisé par l’EPCC, nous avons constaté que nous étions en capacité de recevoir du public et de porter un événement. Le déménagement de la librairie au mois de janvier 2023 a aussi été un moment important. Elle est désormais placée au centre du monument, ce qui est une manière forte de signifier que le livre et la littérature sont au cœur du projet. Mais nous ne sommes qu’au démarrage d’un processus long, puisqu’un programme de restauration de l’abbaye doit démarrer en 2024 et durer plusieurs années. Nous devrons nous adapter en termes d’utilisation des espaces.
Parmi les missions, il y avait aussi la candidature au label Centre culturel de rencontre qui vous a été attribué fin juin. Le CCR Les Arts de lire de l’abbaye médiévale de Lagrasse est une réalité. En quoi est-ce une bonne nouvelle ?
Obtenir ce label était fondamental car c’est la clé de voûte de la transition dont nous venons de parler. Le label valide toute la stratégie qui a présidé à la création de l’EPCC : celle du Département qui a fait le choix de confier à une structure autonome la gestion et la valorisation du monument ; celle du Marque-Page qui a joué le jeu du passage d’un modèle associatif à celui d’un établissement porté par des collectivités. Le Marque-Page a accompli là un geste courageux car il est difficile de léguer un patrimoine. Tout héritage porte en lui une transformation.
« Les contraintes sont des gages de créativité »
Qu’est-ce qu’un Centre culturel de rencontre et quelle est son exigence particulière ?
C’est un label qui s’adresse à des sites patrimoniaux d’exception investis de façon permanente dans le champ de la création artistique. Il concerne à la fois l’animation du site et une activité culturelle qui dialogue avec le patrimoine architectural. Le projet culturel d’un CCR est nécessairement différent de ceux produits dans des murs construits à cet effet. Le monument a sa propre logique de conservation, de restauration, de valorisation patrimoniale et il a aussi sa propre histoire. Cela exige de se demander ce que signifie le fait d’accueillir des auteurs et des artistes contemporains dans un tel lieu et de construire un dialogue avec l’activité culturelle qui s’y déploie. C’est tout le sens du projet que l’on porte qui est questionné par cette exigence.
Est-ce une contrainte ?
Une contrainte oui, mais en art les contraintes sont des gages de créativité.
Faut-il s’attendre à une augmentation de la fréquentation à l’abbaye médiévale du fait de sa labellisation ?
Même s’il est encore tôt pour le mesurer, le label va apporter un regain de prestige et d’attractivité. Seule une vingtaine de lieux sont reconnus depuis 1972 en France en tant que Centres culturels de rencontre. Ce sont toujours des expériences inédites et singulières. C’est une chance d’intégrer l’association nationale qui coordonne les CCR et constitue un précieux réseau d’échange de pratiques, de coproductions et de soutien technique où se construisent des initiatives croisées. On y apprend beaucoup des autres. Nous sommes le vingt-deuxième CCR de France et le troisième en Occitanie après la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon dans le Gard et l’abbaye de Sylvanès en nord-Aveyron. L’abbaye médiévale de Lagrasse sera le plus central des CCR de la région, à équidistance de Toulouse et Montpellier. Les arts de lire s’invitent au cœur du territoire !
Le Banquet du livre, « inspirateur » du projet
Vous avez été nommé à la direction de l’EPCC sur la base d’un projet que vous avez conçu et porté devant le jury de recrutement. Quels sont les grands axes de ce projet ? Quelle ambition nourrissez-vous pour le lieu et les activités qui s’y déroulent depuis bientôt trente ans ?
La particularité d’un EPCC est qu’en effet, le projet du directeur devient celui du lieu. Il sera évalué au terme du mandat dont la durée est fixée à trois ans. C’est le même projet qui a structuré la candidature au label de Centre culturel de rencontre. Il y a donc un lien puissant entre les deux. Mais si je dis « mon » projet, le « mon » est abusif car il est basé sur la notion des arts de lire née de l’expérience littéraire et intellectuelle du Banquet du livre qui en a été l’inspirateur. Ce que je souhaite apporter tient à la définition même des Arts de lire. Si le Banquet restera un événement central dans la programmation, le navire amiral en quelque sorte, je n’ai pas vocation à m’enfermer dans le livre ni en tant qu’objet ni en tant que discipline ou secteur professionnel. J’ai envie de donner une définition ouverte, la plus large possible, aux arts de lire en partant de l’idée que lire peut se comprendre comme une expérience. Nous allons demeurer en dialogue avec le livre, la littérature et la pensée, mais tous les arts dialoguent avec le livre. Il n’y a pas un domaine artistique qui se passe d’une littérature, d’un chant, d’une réflexion théorique ou d’une analyse critique. Pas un qui ne possède son propre registre livresque. Les partitions musicales sont des livres. De fait, tous les arts ont leur place dans le projet. Cette année, la bande dessinée sera présente en tant que champ plein et entier de la création littéraire, avec la double-voix entre Emmanuel Lepage et Jean-Louis Tripp dont les ouvrages renvoient au thème des générations. Des planches de Cache Cache Bâton d’Emmanuel Lepage sont exposées dans le dortoir des moines. C’est une manière d’associer le monument au Banquet en utilisant ses potentialités. Le rapport au monument peut d’ailleurs lui-même faire l’objet d’un jeu d’interprétation qui s’apparente à la lecture. Si on étend le principe des arts de lire au décryptage des phases historiques de l’architecture du lieu où se côtoient des éléments du IXe, du XIIIe, du XIVe, du XIXe et des traces du XXe siècle, on peut de la même manière l’étendre à la lecture des paysages agro-sylvo-pastoraux qui nous entourent, à la compréhension de la réalité de la vigne et du vin dans le Midi viticole, à la lecture du vivant. On peut lire les nuages, le vol de l’abeille. Bref… il est possible de jouer avec cette notion sur des registres très divers. Ce que je souhaite développer, c’est un rapport ludique et accueillant à la notion des arts de lire. Un des enjeux du CCR est l’ancrage et le développement des publics. Il s’agit de parvenir à concerner des gens qui ne fréquentent pas le Banquet ou les rencontres littéraires car ils considèrent que ça ne s’adresse pas à eux ou parce qu’ils n’y ont tout simplement pas accès. Une de nos missions est d’aller au devant de ces publics-là et de mener un travail d’ouverture. Nous devons éveiller la curiosité autour de nos activités. Il y a certes un paradoxe entre ouverture et ancrage. L’ouverture ne fait pas forcément bon ménage avec la notion de racines. Pourtant, je pense que nous pouvons démontrer qu’il est possible d’être pleinement ancré tout en étant ouvert. L’exposition photographique Ailleurs, ici de Sarah Leduc présentée durant ce Banquet exprime complètement cela.
Le Banquet du livre, le premier organisé par le Centre culturel de rencontre, a débuté hier soir. Quelle en est la singularité ? Que peut-on en attendre en termes de nouveautés ?
Il n’y a pas de rupture. Il va ressembler aux précédentes éditions car on y retrouve les grands rendez-vous habituels qui rythment la journée. Il y a néanmoins quelques apports. La place faite au spectacle par exemple avec la soirée d’ouverture d’hier et le spectacle de clôture vendredi prochain. Il s’agit de deux spectacles musicaux qui disent qu’on peut lire au-delà du livre. Contretemps, le spectacle auquel on a assisté hier soir, n’est pas moins construit à partir d’un livre de Patrick Boucheron publié aux éditions du Seuil et qui propose une réflexion sur ce qui nous est parvenu de la musique médiévale à partir de la notation sur des peaux d’animaux. On n’a jamais entendu de musique médiévale proprement dite mais on peut la lire à partir des parchemins. Nous sommes bien dans un art de lire mais qui, en l’occurrence, s’exprime en musique. On voit bien se dessiner là un jeu d’aller-retour entre l’art vivant, par nature éphémère, et le livre. Quant au spectacle de clôture – le récital de la violoncelliste Sonia Wieder Atherton – il aura été précédé la veille par une double-voix à propos de la transmission de l’art de l’interprète. Sonia Wieder Atherton y reviendra sur ses années de formation au conservatoire national supérieur de musique de Paris, sur l’enseignement qu’elle a reçu de ses maîtres notamment russes, Mstislav Rostropovitch et Natalia Chakhovskaïa. Elle va parler de transmission et de passage de relais entre générations. Nous serons toujours là au cœur de la thématique du Banquet.
Lire au-delà du livre d’accord, mais le Banquet continue d’accorder une place centrale au livre et à sa diffusion avec ses deux librairies. Pour le coup, vous êtes dans la continuité…
Il était d’une nécessité absolue de réaffirmer la présence d’Ombres Blanches au cœur du projet. Elle a été la première et est toujours demeurée la librairie du Banquet. Une librairie permanente s’est créée ici grâce au soutien d’Ombres Blanches. La librairie Les arts de lire, ex librairie Le Nom de l’Homme, est désormais plus visible et plus centrale. Elle présentera des tables répondant à une double interrogation : comment lire le thème du Banquet et qu’est-ce que le thème donne à lire. Ce travail s’est fait en coordination avec Ombres Blanches qui, de son côté, garde l’exclusivité de la distribution des ouvrages des invité.e.s et propose toujours sa vaste librairie éphémère.
A Tautavel : « Lire les profondeurs de la terre »
La dernière nouveauté remarquable de cette édition, c’est la journée de vendredi prochain qui aura lieu non pas à Lagrasse mais au musée de la Préhistoire de Tautavel. Pourquoi cet échange ?
Nous partageons avec un lieu comme Tautavel la question des générations et des futurs. Qu’est-ce que le contemporain ? À cette question, le philosophe Giorgio Agamben répond que le contemporain est ce qui nous lie au plus profond des âges. Avec Tautavel, nous pouvons aussi déployer le motif de la lecture puisque les recherches préhistoriques consistent à excaver des traces enfouies et à lire les profondeurs de la terre à livre ouvert. Il y a également une raison institutionnelle et programmatique à cet échange : c’est notre volonté de travailler avec des partenaires en proximité. Tautavel est un lieu de valorisation d’un patrimoine de l’Humanité et d’un patrimoine scientifique. C’est aussi, sur le territoire, un EPCC qui a une histoire récente avec une reprise et une transformation du projet initial où se pose aussi la question de la transmission. Donc, beaucoup de similitudes avec Lagrasse qui rendaient évident ce partenariat.
Fouilles à Tautavel :
« Les recherches préhistoriques consistent à lire les profondeurs de la terre à livre ouvert »
Photo CERP – Tautavel
Revenons sur le thème de ce Banquet. Que faut-il entendre dans son titre : « Générations, nos futurs » ?
Il faut entendre qu’il n’y a pas de futur possible sans transmission, et sans capacité à penser ce futur. La question de la transmission est en permanence au cœur de nos actions. Si l’on pense que le monde s’arrêtera à sa mort à soi, il y a toutes les chances que l’humanité aille à la catastrophe. Nous en détectons des signes évidents aujourd’hui. Imaginer des futurs n’est possible qu’à partir d’une pensée profonde tournée à la fois vers ceux qui viendront après nous et vers nos ancêtres. Nos futurs sont nécessairement communs, et reliés à une chaîne temporelle. Il faut apprendre à vivre ensemble, à imaginer des solutions collectives pour dépasser les risques des catastrophes à venir. Nous traversons depuis les années 1970 une succession de crises. Il n’y a que la construction collective de solutions durables qui nous permettra de sortir de ce cycle infernal. C’est le sens du format de l’atelier de philosophie qu’anime chaque matin Mathieu Potte-Bonneville. Il est pensé dans un cadre où les participants sont associés à la construction collective. Cette même volonté se déploiera d’une autre manière dans l’atelier d’écriture créative d’Anik April. Il me semble important qu’une semaine de Banquet trouve un équilibre entre des moments où on reçoit une parole experte et des moments où on élabore soi-même. Pour revenir à la question de la transmission, j’ajouterai que cet enjeu est intimement lié à notre aventure institutionnelle puisque l’établissement public que je dirige est lui-même dans une phase de transition, qu’il reçoit un héritage et qu’à l’abbaye médiévale de Lagrasse, on passe aujourd’hui d’une génération à l’autre. La Maison du Banquet et des générations créée ici en 2008 portait le terme de générations dans son intitulé. Que signifiait-il pour la génération qui a créé le Banquet en 1995 ? Je crois que ce qui est en jeu ici, c’est la circulation de la pensée, des livres et leur transmission. La question est : qu’apprend-on des autres, des écrivains du passé, des penseurs actuels, et que transmet-on aux générations futures ?
recueilli par Serge Bonnery
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Des moments plus intimistes…
Parmi les nouveautés inaugurées cette année au Banquet, il y a l’offre multiple du début d’après-midi : « J’avais à cœur de séparer les publics », explique Jean-Sébastien Steil. « Non pas pour séparer les gens mais pour que chacun s’offre la possibilité de moments plus intimistes dans des lieux plus petits et sortir ainsi du rendez-vous systématique en séance plénière ». Au programme, donc : siestes sonores, lectures au jardin ou sous la halle et séances de cinéma dans la salle polyvalente climatisée. « La proposition va un peu bousculer les habitudes car le Banquet donnait jusqu’ici la possibilité d’assister à tout dans une unité de temps et de lieu. Nous faisons le choix assumé de travailler sur des formats différents pour offrir une palette de propositions plus ouvertes. Les gens composeront leur menu à la carte. Cette tendance a vocation à s’affirmer et à se développer dans le futur. J’aimerais vraiment que demain, le Banquet puisse aller dans des maisons du village, dans des cours privées, dans une chapelle et des petits jardins pour offrir ces moments intimistes comme alternative aux grands rassemblements de la journée ».