L’atelier de philosophie que Mathieu Potte-Bonneville (portrait du philosophe regardant ailleurs, par Gilles Moutot) anime chaque matin depuis lundi au Jardin des Tabatières se termine vendredi. En attendant cette dernière séance, il revient sur la manière dont la philosophie s’empare – ou se joue ? – de la question de l’ailleurs, non sans passer par Montaigne dont l’ombre aura plané sur l’ensemble du Banquet. A noter, par ailleurs, que Mathieu Potte-Bonneville sera invité à dédicacer ses livres à la librairie Ombres blanches vendredi à 10 h.
« Nous pensons toujours ailleurs » : quel problème la position de Montaigne pose-t-elle à la philosophie ?
Ce qu’il faut d’abord comprendre, c’est que la position de Montaigne n’est ni une injonction, ni une invitation. C’est un diagnostic posé sur la tendance de l’esprit à vagabonder, c’est-à-dire à se détacher de certains objets pour aller en chercher d’autres – de vaticiner – et d’autre part sa tendance à ne jamais s’attacher à ce qui se présente directement à lui pour lui préférer ce qui n’existe pas ou existe… ailleurs. Le diagnostic est évidemment redoutable pour la philosophie traditionnellement entendue. La philosophie est une recherche dans laquelle les valeurs de constance, d’entêtement et de rectitude dans la trajectoire sont centrales. Donc cette façon de constamment changer de chaîne, de « zapper » d’une idée à l’autre, pose difficulté à la philosophie qui se voudrait un discours continu. La philosophie se veut considération des choses mêmes, comme disent chacun de manière différente Platon, Kant ou Husserl. Or voilà qu’aux choses mêmes, Montaigne oppose… autre chose ! Ceci étant dit, le diagnostic peut être pris en bonne comme en mauvaise part. Il conditionne l’art même d’écrire de Montaigne qui affirme écrire « à sauts et à gambades ». Montaigne écrit comme on passe une rivière à gué, en sautillant de rocher en rocher et en évitant de s’attarder parce que si on s’attarde, on glisse et on tombe dans l’eau. Mais ce qu’on peut aussi bien avancer, c’est que cette distraction essentielle – Montaigne dirait permanente, pérenne – est ce qui nous préserve de la douleur effrayante de notre condition.
Pour l’atelier, vous vous êtes saisi de l’expression « par ailleurs » pour en déployer à la fois le sens et les ambiguïtés. Que dit ce « par ailleurs » de nos manières de penser ?
« Par ailleurs » peut apparaître comme un accroc au bon usage des règles de la dissertation où, au nom de la continuité d’un argument, on ne commence pas un paragraphe par « or ». Dire « par ailleurs », c’est manquer au devoir de continuité du propos qui définit la parole dissertative. Mais la philosophie n’est pas une dissertation ! C’est aussi bien l’obligation de se laisser traverser par ce qui nous saisit comme par les dimensions excessives, incidentes et difficilement praticables de la réalité. Le petit caillou n’est pas prévu dans le mode d’emploi de la chaussure. Or sans le petit caillou, on a du mal à considérer le réel. Ce qui m’intéresse dans « par ailleurs » est que ce qui est considéré d’habitude comme une faute est aussi une chance. Et tout de même un risque.
La sélection de textes que vous proposez à la lecture et au commentaire montre que cette question de l’usage du « par ailleurs » n’est pas nouvelle. Comment la philosophie s’en sort-elle ?
La sélection de textes proposés cette année, je m’aperçois avec joie qu’elle recoupe les références que mobilisent de leur côté les conférencières et conférenciers qui se succèdent au Banquet. Je trouve ce jeu d’échos très intéressant. La sélection ne prétend pas à l’exhaustivité – ce serait ridicule – sur la question du « par ailleurs » en philosophie mais elle désigne quelques nœuds, quelques difficultés. Par exemple : rester ou partir. Depuis la décision de Socrate refusant de quitter sa cellule pour fuir Athènes, la question de savoir s’il faut rester ici, revenir ici, partir ailleurs est une question qui revient régulièrement, un peu ressassante.
Et qui résonne de manière singulière dans la période que nous venons de traverser…
On s’en est bien rendu compte en juin et juillet avec la question de savoir ce qui allait se passer. Quand un certain nombre d’internautes ont eu l’idée de fixer la date du pot de départ de Cyril Hanouna – j’ai moi-même répondu à cette invitation – puisque Cyril Hanouna avait annoncé qu’il quitterait la France si le Nouveau front populaire gagnait les élections, il y avait dans cette ironie la trace d’une inquiétude : à supposer que les fascistes arrivent en tête, que fait-on ? Est-ce qu’on reste ? Est-ce qu’on part ? A quelle condition on reste ? Ne pas rester, c’est peut-être s’exposer au risque que d’autres, plus accommodants avec le nouveau régime, prennent votre place. Mais rester, c’est aussi risquer de s’accommoder soi-même rapidement avec le régime en question. Ce dilemme-là, rester ou partir, je trouve intéressant de le faire résonner avec le contemporain.
L’atelier touche à sa fin. Sa dernière séance aura lieu demain. Comment l’aurez-vous traversé en tant qu’animateur ?
Il faut d’abord dire que c’est la première fois que l’atelier adopte cette forme. L’an dernier, nous le faisions à plusieurs. Cette année, c’est moi seul qui pilote, si j’ose dire. Et la bonne nouvelle, c’est qu’on ne fera pas ce que j’avais prévu de faire ! Le temps exigé par les questions et les questions que se posent les participants au fur et à mesure des séances ralentissent heureusement le rythme. Ce qui peut arriver de mieux à un atelier de philosophie, c’est que les questions imposent leur propre rythme plutôt que de suivre le plan prévu. Donc, on n’y arrivera pas… et c’est très bien !
recueilli par Serge Bonnery