Salades grecques pour le Banquet

Je veux lire en trois jours l’Iliade d’Homère… (Ronsard, 1556) : un programme bien ambitieux, surtout si l’on se demande dans quelle édition et/ou traduction se fera cette lecture. Mais le poème fait partie des Amours, et la lecture serait vite interrompue, si un message de la belle Cassandre arrivait… Lecture prétexte au badinage, donc. Mais un bon rappel du fol amour des humanistes pour les langues anciennes et les connaissances venues des Grecs et de l’Orient, ouvrant l’accès libre aux textes sacrés verrouillés par l’Église, et à tant d’autres textes. Voir la lettre de Gargantua à son fils Pantagruel (1)…
Le Banquet 2024 s’ouvrit avant le Banquet, par une question. Pourquoi Rabban Shimon ben Gamliel dit-il : Même en ce qui concerne les rouleaux de la Torah, les sages ont permis qu’ils soient écrits uniquement en grec. Au bout de deux jours d’étude, Ivan Segré apportait une réponse magnifique : oui, le grec, non pas à cause de la Septante (écrite sur l’ordre de Ptolémée), mais plutôt à cause d’Homère, grâce à sa puissance poétique et à la beauté du texte qui fut pour les Grecs leur « bible » (ils y apprenaient à lire et à écrire, comme les Hébreux avec la Torah). Car le nom de Japhet (un des fils de Noé), dont le fils Yavan est l’ancêtre des Grecs, contient dans sa racine le mot « beauté », et « la beauté de Japhet sera dans les tentes de Sem ». On ne peut retracer ici tout le parcours de l’étude, dont la conclusion me ravit.
Ce fut une belle rencontre de « la lettre ronde et la lettre carrée », comme dans la conférence de Benny Lévy et Jean-Claude Milner au château de Castries en 1999.

Les Quatre Fantastiques

La beauté de l’Iliade, je crois qu’il m’a fallu des dizaines d’années, des ateliers « sauvages », dans des lycées où le grec devenait rare et presque clandestin, aux ateliers dits « grecs » du Banquet du livre, pour qu’elle m’atteigne complètement, totalement, jusqu’à cette Nuit de l’Iliade (2017) à Lagrasse (photo ci-dessus), où nous avons étudié, découpé, remâché et enfin lu une nuit entière (voir extraits sur YouTube, et interview de Mélanie Traversier ibidem). Il m’a fallu des dizaines d’années de vie pour que les larmes enfin me montent aux yeux en lisant et faisant lire ἀλλὰ φίλος θάνε καὶ σύ / va, mon ami, meurs toi aussi (Iliade, chant XXI, v.105), et plus  bas ἔσσεται ἢ ἠὼς ἢ δείλη ἢ μέσον ἦμαρ/ὁππότε τις καὶ ἐμεῖο Ἄρῃ ἐκ θυμὸν ἕληται/ Un matin viendra – un soir, un midi – où quelqu’un au combat (= par Arès) m’arrachera, à moi aussi, la vie… (paroles d’Achille, Chant XXI, 105). Fraternité des soldats voués à la mort…
Il m’a fallu toute une vie, et beaucoup de lectures, et que les études grecques (qui dans mes années d’apprentissage reposaient surtout sur la révérence envers les « grands auteurs classiques » et une mythologie qui me paraissait barbante) soient complètement renouvelées et ramenées à la vie par les Quatre Fantastiques, alias Vernant, Vidal-Naquet, Loraux et Detienne. Et combien d’autres, qui faisaient enfin apparaître une Grèce « sauvage », sensuelle, parfois plus barbare que « grecque » comme dans la Médée ou l’Œdipe-Roi de Pasolini. Comme dans Thucydide et Hérodote, aussi.
Il y eut tant d’autres indispensables lectures, comme Maurizio Bettini avec son Eloge du polythéisme, sain contrepoison aux « hypocrites, bigotz » heureusement interdits d’entrée dans l’abbaye (2)… (de Thélème NDLR). Et Rachel Bespaloff, chassée d’Europe par le nazisme et écrivant à New-York De l’Iliade à la lumière des évènements. 

Irène Pappas dans le film Electre de Cacoyannis.

Mais la Grèce, elle, où était-elle ? Elle ne s’est pas arrêtée quand elle est devenue province romaine, elle ne se limite pas au petit état grec actuel, comme nous le rappelait dimanche Baptiste Dericquebourg (3) qui, sur les pas de Jacques Lacarrière (L’Été grec, 1975) partit pour Le Voyage en Grèce, loin des sites touristiques et des cartes postales, et raconte les migrations du peuple grec dans le monde entier, les invasions, les heurs et malheurs de la Grèce des XIXe et XXe, et la crise interminable qui a nouveau chasse la jeunesse grecque de chez elle, et la tentation fasciste qui naît des crises (Aube dorée versus L’aurore aux doigts de rose !).
Une image me vient : celle de la Grecque dont je suis tombée raide dingue au cinéma en 1962. Elle s’appelait Irène (Pappas) et aussi Electre (d’Euripide, dans le film de Cacoyannis). Et je ne savais pas encore à quel point et la tragédie et l’image reflétaient l’histoire récente de la Grèce, humiliée et martyrisée par la guerre et la famine. Leçon et bienfait des Tragiques : mettre des mots sur les douleurs humaines (voir le récent « Hécube pas Hécube » de Tiago Rodriguez). Comme les chansons du rebetiko… Comme les poèmes d’Elytis, de Cavafis, et des poètes contemporains.

« Demain, comme hier : lire, traduire, voyager, partir… »

Et demain ? Bonheur de savoir qu’Emmanuel Lascoux a fini de traduire son Iliade (parution en octobre 2024 chez POL). Joie de le voir dire et « performer » aujourd’hui son Odyssée, avec Jacques Bonnaffé, ici, à Lagrasse, sur les bord de l’Ilissos, pardon, de l’Orbieu. Joie de retrouver avec eux Ulysse, mon héros d’endurance, le tortueux, le rusé, le violent Ulysse, et sa Pénélope tout aussi rusée (tous deux bourrés de métis, et protégés d’Athéna).
Demain, comme hier : lire, traduire, voyager, partir dans le passé et les langues « mortes » et se tourner vers les crises à venir, et dire comme Hélène : « Zeus nous a fait un dur destin, afin que nous soyons plus tard chantés des hommes à venir » (Iliade, chant 5) ou comme Hector : « Sans doute, je le sais en mon âme et mon cœur : un jour viendra où elle périra, la sainte Ilion, et Priam, et le peuple de Priam à la bonne pique » (ibidem).
Ou comme Kiki Dimoula : « Je prépare un grand voyage./Avec les mêmes gestes qu’on fait/quand on reste./ Dans mon profond, lointain changement j’avance. » (Mon dernier corps, 2010, trad. M. Volkovitch). 

Dominique Larroque-Laborde, Serviès en Val, 6 août 2024

(1) Maintenant, toutes disciplines sont restituées, les langues instaurées : Grecque, sans laquelle c’est honte que une personne se dise sçavante, Hébraïcque, Caldaïque, Latine…  J’entends et veulx que tu apprennes les langues parfaictement, premièrement la Grecque, comme le veut Quintilien, secondement la Latine, et puis l’Hébraïcque pour les sainctes lettres, et la Chaldaïque et l’Arabique pareillement… (Pantagruel, chapitre 5).
(2) Inscription mise sur la grande porte de Thélème : Cy n’entrez pas hypocrites, bigotz…(Pantagruel, chapitre 54).
(3) Dimanche 4 août au Banquet du livre, l’écrivain et helléniste Baptiste Dericquebourg a présenté son ouvrage, Le voyage en Grèce (éditions Anacharsis, 2024) lors d’une rencontre animée par Dominique Larroque-Laborde.

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Dominique Larroque-Laborde était professeure de lettres classiques. Elle siège au conseil d’administration du Marque-Page.



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 4-10 ans, tous les jours de 10 h à 13 h et de 17 h à 20 h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : atelier d’écriture, banquet du Banquet) : 100 € (plein tarif), 80 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Concert d’ouverture – Rodolphe Burger (3 août) : 18 €, 15 €, 10 €
  • Forfait journée : 20 €, 16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 6 €, 4 €, gratuit
  • Le banquet du Banquet (repas-spectacle du 9 août) : 40 €
  • Atelier d’écriture : 15 €, 12 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Siestes sonores et promenade botanique : 7,5 €, 6 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Visites éclectiques de l’abbaye : 11 €, 9 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Qi Gong : 5 € (inscription obligatoire)
  • Atelier de philosophie, Figure libre, La criée, Grand petit déjeuner : gratuit, sans réservation dans la limite des places disponibles.

Tarif réduit pour les étudiant·e·s, les 18-25 ans, les PSH, les bénéficiaires des minimas sociaux, les adhérent·e·s du Marque-page.

Tarif jeunes pour les -18 ans

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 27 57 57.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.