par Johan Faerber
Le ciel est pur comme un diamant vide. Plus aucun nuage. Plus aucune lourdeur qui ankylose. La journée se place sous le flamboiement serein d’un soleil impavide et continu qui s’acharne encore à regarder du côté de chez nous autres. Et la journée s’ouvre sur un retour décidément, depuis un autre point de l’ailleurs, autour de trois des interventions de la veille, et cela dans le cadre du Grand petit déjeuner : Chowra Makaremi, Sonia Wieder-Atherton et Jérôme Gaillardet convoquent, tous les trois et selon des problématiques différentes, la question contemporaine de l’ingénierie affectuelle de la société néolibéraliste. Quelle est notre marge de manœuvre dans un monde qui connaît selon les pays la terreur ou le régime du découragement ? Comment comprendre que le néolibéralisme fait glisser de la politique au psychologique pour enfermer la douleur individuelle en soi : pour que soi-même soit considéré comme le problème quand le problème se fait social et politique ? Et « ingénierie affectuelle » n’est pas une image : elle est la vérité conceptuelle d’une fabrique d’images, celles qui visent à promouvoir méthodiquement les passions tristes, qu’elles soient artistiques, écologiques ou politiques.
Car des images il en sera plus que jamais question au cœur de la Figure libre de Patrick Boucheron ce midi. Le soleil a fait semblant d’être immuable et de ne pas bouger mais il porte très haut sa chaleur dans un ciel toujours imperturbable. Il est évidemment ici question des images, de celles qui travaillent les textes, de celles qui produisent des discours, de celles qui, étymologie de la métaphore oblige, déplacent, font entrevoir au cœur de l’Ici l’ailleurs d’un monde. Boucheron évoque alors Léonard de Vinci dont l’œuvre est peut-être double : dans la persistance d’un Ici (l’image suprême désormais de l’art avec La Joconde) et dans un ailleurs, ou tout du moins, un passage, celle de l’image qui se dérobe (la fresque qui s’en va par lambeaux, la fresque qui disparaît sous les yeux du peintre). Car, Boucheron le dit, l’image est un réservoir d’être. Voilà qui n’est pas sans tisser un vif écho avec Felwine Sarr, qui convoquait il y a quelques jours Quignard, dont on sait qu’il regarde les images lui aussi d’un œil si singulier. L’image est en lambeaux, elle est à l’agonie. L’image est aussi peut-être un déchet.
Désacralisée, elle traîne partout par terre. Elle est singulièrement sans valeur. Et c’est peut-être ce que sous le soleil toujours singulièrement immuable de Lagrasse fait résonner pour la première conférence de l’après-midi Gaëlle Obiégly. L’autrice, l’une des voix majeures du contemporain en France, revient ici sur son récit, le magistral Sans Valeur paru en ce début d’année.
D’une voix qui s’affirme mais demeure prudente, Gaëlle Obiégly raconte ici, en autant d’images singulières, cette histoire d’un petit tas d’ordure qu’un jour elle décide d’adopter. Ce n’est pour l’instant pas encore une image. Ce petit tas de détritus venus d’ailleurs, vont commencer à apprivoiser son ici pour être peu à peu, doucement et singulièrement apprivoisé et adopté. Ce n’est pas uniquement un petit tas d’ordures, un sale déchet qui vient entrer dans la vie quotidienne de la narratrice. C’est un grand synonyme du monde, de la relation, des liens d’empathie, de la logique, comme dit Emma Marsantes, de « s’en sortir par le bas ». Peu à peu, phrase après phrase, apparaît l’implacable souhait de ce récit aux accents de Bartleby : il faut peut-être trouver encore du vivant dans ce qui paraît rejeté, dans ce qui paraît ne correspondre à aucune forme de vie. Il faut encore trouver une matière vibrante pour libérer ce qui compte pour chacune et chacun. Le déchet se cultive. Tout comme les images, que parfois on peut oublier.
« Vélasquez le disait : il faut que l’image sorte du cadre ».
Et c’est depuis cet oubli que s’ouvre la dernière conférence de la journée, celle de Catherine Malabou (photo de haut de page, Idriss Bigou-Gilles) qui revient sur la manière dont un nom, une œuvre peut paraître éloignée puis revenir vers nous. Tout un monde lointain dirait Célia Houdart à la suite de Baudelaire où un homme va sortir d’une image, d’une manière d’être conçu et perçu : un homme dont la théorie politique va venir dire ici ce qu’elle a pu voir d’une autre époque ailleurs. Vélasquez le disait : il faut que l’image sorte du cadre. Catherine Malabou entame alors un geste ou plutôt une geste de relecture de l’œuvre de Pierre Clastres qui est comme la fresque de Léonard de Vinci qu’évoquait Boucheron le midi même mais Malabou le reconstitue. Patiemment, elle redonne à voir Pierre Clastres, notamment sur la tension toujours vive de la question du gouvernement ou plutôt de la gouvernementalité. Comment faire pour que l’œuvre d’un penseur ne soit pas mise de côté, jetée au rebut et redécouverte ? Peu ou prou, il faut accompagner la relecture, la cultiver comme Gaëlle Obiégly invitait à le faire. A force, on y verrait presque se dessiner autant de leçons pour ce que Malabou nomme encore un anarchisme à venir.
Emmanuel Lascoux lors du premier épisode du feuilleton odysséen, mercredi 7 août sur les rives de l’Orbieu.
Et puis, soudain, c’est comme tout : le soleil a disparu. C’est la nuit noire, d’une épaisseur d’encre qui enveloppe la présence de David Wahl pour la lecture sous les étoiles. Peut-être sur scène se donne à voir et à entendre ici l’exacte force de cette journée sur la pensée et le regard de l’ailleurs : dans Le Sale discours, Wahl unit déchet et image. Il faudrait les enfouir ces déchets, ceux qui, radioactifs, prolifèrent à cause de nous. Il faudrait les enfouir mais comme tout élément radioactif, ils rayonnent. C’est eux que l’on perçoit au cœur de la nuit de Lagrasse quand il s’agit avec Wahl de se demander si ces déchets ont une vie en soi, s’ils sont justiciables d’une approche ontologique. Pourquoi s’acharner à exister quand ces déchets qui sont nos produits vont nous détruire ? Que faire ici de ce que nous avons cherché à salir ailleurs ? Est-ce que, comme le dit Annie Ernaux, toutes les images disparaîtront ?
Autant de questions que ce vendredi aura encore à charge de répondre, de répandre depuis l’ici du Banquet dans un ailleurs qui va, proliférant. Les images continuent de vivre, elles traverseront encore le propos de Valérie Marin La Meslée, celui de Maylis de Kerangal, reviendront irriguer le banquet du Banquet avec l’Odyssée d’Emmanuel Lascoux et Jacques Bonnaffé. Les images sont notre biotope – ici comme ailleurs.
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