Géographies, l’alibi de l’ailleurs ? (3) – En ce XXIe siècle, le nombre des communautés dispersées sur la Terre, entre des ici et des ailleurs, est difficile à établir, la marche du monde en engendrant sans cesse. Le terme de diaspora, vient du grec et de l’expérience hellénique de la dispersion. Depuis le concept a été assigné aux Juifs, qui eux-mêmes l’appellent tefutzah.
Une migration à partir d’un ici est à l’origine de la dispersion qui se diffuse dans plusieurs horizons d’ailleurs.
Élisée Reclus, lui-même exilé, membre de la diaspora politique des anciens communards, a été attentif à ces communautés hors-État et, partant, sans frontières, internationalistes, de fait.
Aux sources de la dispersion des contraintes diverses : économiques, religieuses, politiques, qui forcent à quitter l’ici, devenu invivable, pour des ailleurs où se sont établis des pionniers qui ménagent un accueil aux nouveaux arrivants. Ce processus, très général, a été suivi dans le temps et dans l’espace par ces diasporas. Chacune a adapté sa propre culture diasporique, entre son foyer d’origine et ses ailleurs étrangers. Soit des sociétés à la fois unies, avec leurs règles, leurs métiers, leurs solidarités, et parfois des protections vis-à-vis des sociétés englobantes, mafias ou triades. Les diasporas modernes les plus nombreuses – italienne, chinoise, indienne, arménienne, libanaise, kurde, palestinienne, syrienne – balisent la planète d’un continent à un autre.
La fin de l’Union soviétique a instantanément créé une diaspora à l’ouest et au sud des frontières de la Russie. Cette situation diasporique est devenue un redoutable levier et un alibi géopolitique pour déstabiliser les nations voisines. Observons que nombre de foyers d’origine se situent au Proche-Orient, concasseur des sociétés depuis un siècle et la fin de l’empire ottoman. Remarquons enfin que si les diasporas sont nées des difficultés, voire des malheurs des ici, la technique des transports, et surtout des moyens de communication assurent une vitalité à ses communautés, entre ici et ailleurs.
L’expertise d’un niverno-parisien – Jean-Louis Tissier – reste sans aucun doute trop académique pour rendre compte de cette manière d’habiter le monde. Aussi passe-t-il le témoin à un collègue et ami, Jean Marie Théodat, maître de conférences à l’université Paris-1 Panthéon Sorbonne et professeur à l’université d’État d’Haïti, pour éclairer le cas d’une diaspora vivante, entre insularité et traditions.
(photo ci-dessus : Mambo Chrisda Cerutil, prêtresse vaudou,
dans son hounfor, Épinay s/ Seine mai 2024).
Diasporas et traditions d’Haïti et d’ailleurs
A l’origine était la dispersion. Geste par lequel une communauté se projette dans l’espace et prend racine partout où son destin l’appelle. A en juger, non pas par les motivations, (certains départs n’étant pas voulus, mais subis) mais uniquement par les résultats sur le plan de l’extension de l’œkoumène, il est permis de penser que cette dynamique a permis à l’espèce de surmonter les défis qu’une concentration en une seule niche écologique aurait pu transformer en pièges pour le destin de l’humanité. L’ubiquité de l’espèce était à ce prix, et cela en valait la peine. Au propre comme au figuré, tant certaines dispersions furent douloureuses.
Vers le début de l’an mil, la totalité de la terre d’Haïti était déjà occupée par les descendants de sapiens que nous sommes. C’est dire qu’à la diversité des milieux et des climats répond une extraordinaire adaptabilité de l’espèce qui est partout la même en dépit des différences fallacieusement érigées en races. Nous savons aujourd’hui que nous sommes tous plus ou moins parents.
De quoi les diasporas sont-elles alors le nom ?
D’abord de notre capacité à nous souvenir. Mais aussi de notre capacité à faire le tri de nos héritages. Haïti et les Haïtiens offrent un exemple vivant de diaspora qui ne s’est pas laissé enfermer dans les limites d’une reproduction à l’identique d’un modèle unique, mais, au contraire, qui a su s’enrichir des divers apports.
Née de la colonisation européenne des îles de la Caraïbe et de l’introduction de personnes réduites en esclavage issues du continent africain, l’identité haïtienne est construite sur l’omniprésence d’un double orphelinage. Celui de la nation kalinago, décimée par le conquérant espagnol ; celui des racines africaines arrachées du fait de l’esclavage. La créolisation qui s’en est suivie a coupé toutes les chances d’une reproduction à l’identique des cultures des origines. Partout dans le Nouveau Monde le mélange a été la règle. En ce sens, on peut dire que la créolisation est un principe qui a sensiblement mitigé la dynamique diasporique en y introduisant les éléments empruntés opportunément aux autres cultures. Cela se ressent par exemple dans le vodou qui est le lieu d’un syncrétisme total, avec une iconographie et une liturgie empruntée à la tradition catholique du XVIe siècle, et des croyances qui plongent dans la profondeur de la sagesse africaine. Avec cela, les Haïtiens ont le sentiment d’être quittes avec les dieux et de payer son tribut à chacun des esprits qui se partagent l’univers. A la vérité, les idées, les valeurs et les mœurs haïtiennes évoluent au contact des autres peuples à travers le monde. Il faudrait un nouveau concept pour caractériser les Haïtiens qui vivent aux USA, au Canada et en République dominicaine, et qui sont plus de trois millions de personnes. Loin de former une communauté homogène, chacune de ces composantes prend racine au pays d’accueil selon des modalités qui ont à voir avec l’époque, l’origine sociale et le niveau d’éducation du migrant. Mais partout les Haïtiens ont su maintenir leur langue, leur religion et leur fierté d’être la première nation nègre de l’histoire moderne. Cette épopée a laissé des traces dans les mentalités collectives.
Autel au cours d’une cérémonie vaudou en l’honneur du lwa Zaka, à Épinay s/ Seine, mai 2024.
La culture, c’est avant tout la mémoire de l’héritage de ceux qui nous ont précédés, jointe à notre capacité à innover pour la maintenir vivante au contact des autres. Nous lisons, littéralement, dans la mémoire d’un passé qui nous arrive en bloc d’Europe, d’Afrique et d’Amérique, et parfois même d’Asie, pour les Levantins. Nul Haïtien ne peut se prévaloir d’être resté tel qu’en lui-même sans avoir jamais pris un iota de l’apport des autres. Cela se ressent dans la langue, la cuisine et la façon de s’habiller qui sont les points de frottement avec le régime de visibilité le plus fort sur la place publique. Nous baignons avec fierté dans un univers de représentations où les cultures, naturellement, se côtoient, en particulier dans les villes, là où la colonisation a forcé à vivre ensemble des gens venus d’horizons très différents, mais motivés par une même volonté de vivre ensemble, libres, ou de mourir.
Le propre d’une grande civilisation, c’est de faire place à la cohabitation des cultures au sein d’un État équilibré. Une fois accepté le postulat de la parentalité universelle, le maintien des diasporas, entendu comme une reproduction à l’identique d’un modèle ancien sans mélange avec l’entour et sans trahir la tradition, est une fiction moderne. Cela relève davantage de la géopolitique des mœurs que de la réalité des rapports entre les cultures.
Jean Marie Théodat