Géographier ailleurs ! 

Géographies, alibi d’ailleurs ? (5) – D’un regard l’autre, Anne-Laure Amilhat Szary prend aujourd’hui le relais de Jean-Louis Tissier pour boucler le monde des géographies débuté lundi dernier. Grand merci à elle et bonne fin de Banquet ! 

Mais d’ailleurs, qu’en pensent les géographes ?

Depuis Hérodote, ou al-Idrisi, l’imaginaire de la géographie puise son énergie aux voyages. Le géographe, on l’imagine son sac sur le dos, parti à la découverte de l’ailleurs. On a tendance à oublier qu’au dix-neuvième siècle, pour établir leurs mesures, Alexandre de Humboldt et Aimé Bonpland transportaient avec eux des malles entières d’instruments scientifiques, propres à leur permettre les découvertes qui ont fait leur postérité. 
La figure de l’explorateur, en quête de savoirs lui permettant de cartographier la terre, est désormais fortement remise en question du point de vue de la relation unilatérale qu’une science « extractiviste » a longtemps pratiquée sans recul (1). Comment continuer à aller ailleurs, parler de ce que l’on y trouve, sans se poser la question du recueil de cette parole autre, du statut des visions du monde autochtones ? 
D’ailleurs, qu’est-ce que la géographie fait des ailleurs ? D’ailleurs, est une locution adverbiale quelque peu ambiguë, comme si l’information qu’elle contient constituait un ajout plus ou moins superflu… alors qu’au contraire, l’analyse linguistique prouve que ce petit mot vient souvent apporter des preuves de la locution qu’il précède, insister, bref, ouvrir sur quelque chose d’important (2). Bref, ce que les géographes contemporains font de l’ailleurs, des ailleurs, ne serait-ce d’ailleurs pas la marque d’une profonde évolution de faire science avec le monde ?

Aller voir, là-bas si j’y suis 

Nombreux sont les géographes dont les vocations sont nées à rêver sur des atlas, à parcourir le monde d’un doigt prometteur d’horizons lointains. Attirés par l’inconnu que la puissance d’un toponyme évocateur peut convoquer, ils sont nombreux à être partis travailler à décrire, comprendre, classer, toute la matière vive que l’ailleurs pouvait leur offrir. Cet ailleurs devenait alors leur terrain, ce morceau d’eux-mêmes qu’ils connaissaient mieux que tout autre et qui donnait sens à tous les autres espaces de la terre.
Faire du terrain, c’était y aller et y exister. Sans penser combien construire l’autre comme objet d’études pouvait le réduire à la passivité. C’était l’Orient d’avant L’Orientalisme d’Edward Saïd – livre décisif qu’évoquait dès lundi 4 août, en ce Banquet du livre 2024, Pierre Singaravélou – et avec lui tous les bouts du monde qui n’étaient pas l’ici. Avant que tous les biais culturels ne soient explicités, que tous les rapports de pouvoir inclus dans cette relation d’appropriation scientifique ne soient mis à nus. 
La malice de l’artiste Joaquín Torres-García proposait, dans son dessin de 1943 intitulé América Invertida, l’Amérique inversée (photo en haut de page), de renverser les perspectives : il affirmait que, du point de vue de l’Amérique Latine, « notre nord c’est le Sud » (nuestro norte es el Sur). Mais inventer de nouveaux centres n’y suffirait pas : la quête effrénée d’objectivité pour rendre compte de la périphérie depuis le centre avait été débusquée comme une aporie.

Faire avec l’ici : la monographie, une comparaison comme une autre ? 

Ce fameux terrain des géographes n’a pas le même statut que dans les autres sciences sociales, comme l’a montré Yann Calbérac dans sa thèse de 2010 (3) : s’intéressant à l’espace avant les interactions sociales qui s’y déploient, les géographes « ont pu garder plus longtemps leur position d’observateur « extérieur » en conformité avec les principes positivistes ». Ils sont comme enfermés dans la croyance de la dimension holistique de ce qu’ils décrivent dans le segment d’espace qui leur échoit, leur pièce du puzzle du savoir universel qu’ils contribuent à représenter. 
Ils font ainsi l’économie d’un système de production des connaissances qui fait l’impasse de ce que les populations concernées par les informations que l’on retient d’elles font de cet échange. Pour les plus exotiques d’entre eux, qui se consacrent à ce que l’on appelle encore la géographie « tropicale », sous-domaine cultivé pendant les dominations coloniales, est d’autant plus simple que les intéressés n’auront pas accès à ce qui est écrit ou professé sur eux. Ce qui saute aux yeux de façon caricaturale en ce qui concerne ces ailleurs sous contrôle n’est pas si différent pour ce qui concerne les habitants d’une campagne française ou de la périphérie d’une ville nord-américaine.
Ce que pointe David Guéranger dans un texte sur le statut de la monographie (4), c’est qu’on ne choisit jamais un cas d’études pour lui-même. Il y a toujours un sous-texte à l’ici du terrain, c’est l’ailleurs d’où l’on vient, et que les sciences sociales ont mis si longtemps à nommer. Dire d’où l’on parle, quels rapports de pouvoir cela implique dans la production de connaissances, c’est bien cela que les géographes féministes appellent la positionnalité. 
Dans le second roman de Lewis Carroll, quand Alice traverse le miroir, c’est finalement pour se trouver face à elle-même dans une posture active. Elle doit faire l’ailleurs avec l’ici, non pas réduire la distance entre centre et périphérie, mais bien mettre en évidence l’interaction forte dans laquelle ils se construisent mutuellement.

De l’autre côté du miroir, illustrations de John Tenniel du roman de Lewis Carroll (Londres, Macmillan & Co., 1897)

Ressentir et mettrede la distance dans la proximité 

Ce retournement épistémologique s’est d’abord construit dans le travail complexe nécessaire pour relier l’ailleurs à l’ici. Pour que soit assumée la relation inégale des lieux entre eux, et que la subjectivité du géographe apparaisse au grand jour. Pour qu’enfin le décentrement soit rendu possible et la parole de l’ailleurs investie d’horizontalité. Ce questionnement s’exprime bien par le gérondif de la langue anglaise : worlding, faire monde en faisant savoirs (5). Une géographie faite monde n’est plus un puzzle, mais une mosaïque. 
Comment mettre en évidence ces liens mieux qu’à la frontière, lieu de la discontinuité par excellence, où la confrontation à l’altérité se produit de part et d’autre d’une limite arbitraire ? Des géographes ont tenté de définir ce lieu comme justement, un espace où l’on mettait « de la distance dans la proximité » (6). Comme un morceau de monde où la question du lien était au cœur de tout problème posé, dans la complexité de modalités spatiales liant les territoires et les réseaux, la topographie et les topologies.
Ce basculement va au-delà du décentrement en tant qu’il autorise à penser depuis la périphérie non plus pour inverser la relation hiérarchique avec centre, mais pour faire valoir la position frontalière comme un lieu qui emmêle l’intérieur et l’extérieur. Les performeurs Coco Fusco et Guillermo Gómez Peña ont célébré les 500 ans du débarquement de Christophe Colomb aux Amériques en s’exhibant dans une cage dans les atours que l’imaginaire attribue aux populations dites autochtones. En recréant la matérialité d’une frontière invisibilisée par la colonisation, ils souhaitaient mettre en spectacle les inégalités issues de cette rencontre violente qui strient encore les sociétés contemporaines.

Amerindians Cage, Coco Fusco et Guillermo Gómez Peña, 1992

Venu des Suds, la notion de border thinking (7) m’apparaît dans toute sa richesse pour ne plus se contenter de regarder ou de penser l’ailleurs, mais de ressentir la faille qui est dans en tout lieu. C’est un travail pour penser depuis l’instabilité de l’enveloppe plutôt que depuis la stabilité d’un centre, fût-il inversé.

Anne-Laure Amilhat Szary

 (1) Sur la construction, et l’ombre portée, de la figure de l’explorateur, un intervenant du Banquet du livre 2024 a publié un livre de référence : Sylvain Venayre, La gloire de l’aventure. Genèse d’une mystique moderne (1850-1940), Paris, Aubier, 2002. 
(2) Fabienne H. Baider, « D’AILLEURS, point d’orgue dans la stratégie discursive de Marine Le Pen ». La linguistique 53, no 1 (2017): 87106. https://doi.org/10.3917/ling.531.0087.
(3) Yann Calbérac, « Terrains de géographes, géographes de terrain. Communauté et imaginaire disciplinaires au miroir des pratiques de terrain des géographes français du XXe siècle ». Ph. D, Louis Lumière, 2010. https://theses.fr/2010LYO20110
(4) David Guéranger, « La monographie n’est pas une comparaison comme les autres. Les études de l’intercommunalité et leur territoire ». Terrains & travaux 21, no 2012/2 (2012): 2336.
(5) Ananya Roy et Ong Aihwa (dir.), Worlding cities: Asian experiments and the art of being global, Studies in urban and social change. Chichester, West Sussex ; Malden, MA: Wiley-Blackwell, 2011.
(6) Groupe-Frontière, Christiane Arbaret-Schulz, Jean-Luc Permay, Bernard Reitel, Catherine Selimanovski, Christophe Sohn, et Patricia Zander. « La frontière, un objet spatial en mutation. » EspacesTemps.net 29.10.2004 (2004). https://www.espacestemps.net/articles/la-frontiere-un-objet-spatial-en-mutation/.
(7) Madina Tlostanova, Suruchi Thapar-Björkert, et Redi Koobak. « Border Thinking and Disidentification: Postcolonial and Postsocialist Feminist Dialogues ». Feminist Theory 17, no 2 (2016): 21128. https://doi.org/10.1177/1464700116645878.

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Professeure à l’Université Grenoble-Alpes, ancienne élève de l’ENS Fontenay, agrégée de Géographie et membre honoraire de l’Institut universitaire de Francee, Anne-Laure Amilhat Szary est une géographe politique qui analyse les frontières. Elle développe des recherches concernent les interrelations entre espace et art dans les lieux contestés et construit un musée imaginaire du border art. Co-fondatrice du collectif antiAtlas des frontières (http://www.antiatlas.net/), elle anime des projets de Recherche-Création.
Auteure de : Après les frontières, avec la frontière (2006, avec MC Fourny), Borderities, the Politics of Mobile Borders (2015, avec F Giraut), Histoires de frontières, une enquête sud-africaine (2017, collectif), Géopolitique des frontières. Découper la terre, inventer une vision du monde (2020), Frontières (2020, avec G. Hamez), Border Culture Theory, Imagination, Geopolitics (2022, avec V. Konrad), Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui… et demain (2èmeédition 2024)



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 4-10 ans, tous les jours de 10 h à 13 h et de 17 h à 20 h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : atelier d’écriture, banquet du Banquet) : 100 € (plein tarif), 80 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Concert d’ouverture – Rodolphe Burger (3 août) : 18 €, 15 €, 10 €
  • Forfait journée : 20 €, 16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 6 €, 4 €, gratuit
  • Le banquet du Banquet (repas-spectacle du 9 août) : 40 €
  • Atelier d’écriture : 15 €, 12 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Siestes sonores et promenade botanique : 7,5 €, 6 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Visites éclectiques de l’abbaye : 11 €, 9 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Qi Gong : 5 € (inscription obligatoire)
  • Atelier de philosophie, Figure libre, La criée, Grand petit déjeuner : gratuit, sans réservation dans la limite des places disponibles.

Tarif réduit pour les étudiant·e·s, les 18-25 ans, les PSH, les bénéficiaires des minimas sociaux, les adhérent·e·s du Marque-page.

Tarif jeunes pour les -18 ans

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 27 57 57.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.