Guerre de mots, guère d’espoirs

Au détour d’une rue écrasée de chaleur impavide, au cœur même d’un après-midi dolent à Lagrasse, surgit, sans prévenir comme dans une ville italienne, la halle. Monumentale de toutes ses poutres grisées par le temps, la place laisse passer, forte et martelante, la voix têtue, obstinée et généreuse de Marie-Hélène Lafon dans sa lecture qui, fondant sa saga familiale, convoque, pour le Banquet, les générations. Génération 1, Génération 2, Génération 3 : Marie-Hélène Lafon déroule les souvenirs en spirale, enroulés sur eux-mêmes, d’une famille rurale avec Rémi le fada, 43 hectares, 22 vaches, l’employé Raymond, et les autres. Un monde de la ruralité qui n’existe que par un mot : la lutte. La lutte pour vivre et tout payer. La lutte pour préserver le Saint Nectaire. La lutte – ou peut-être bien plutôt la Guerre majuscule parce qu’invisible que mène un monde toujours plus automatisé, toujours plus vers des futurs mais sans nous et sans personne. Une guerre aveugle que livre sans merci le monde rural pour suivre la cadence de production, rester dans la course et avoir les bons crédits. Mais guère d’espoirs de parvenir à vaincre l’hydre européenne. Rien même.

Mais peut-être cette guerre que convoque Marie-Hélène Lafon à mots couverts et à pas feutrés se donne-t-elle, au cœur de la journée dans sa magistrale lecture, comme ce qui va donner l’écriture de cette journée, comme ce qui va, depuis les terres des uns et des autres, être cultivé dans les échanges des uns et des autres. La Guerre : c’est encore elle qui, sans détours, fait événement dans la suite de l’après-midi pour Luba Jurgenson et Ariane Chemin dans leur passionnant Dialogue à deux voix à propos de la guerre en Ukraine dont l’une et l’autre expriment une vision différente mais complémentaire. 

Une guerre autour de l’événement : comment comprendre ce qui réanime une idéologie d’un autre âge ? Pourquoi les générations se voient-elles privées d’un futur au nom de cette guerre du passé ? Luba Jurgenson évoque, parlant de Dziga Vertov, l’événement comme d’un montage. Je vais pour noter et, soudain, mon iPhone devient à nouveau lacanien à tendance Didi-Huberman, écrit seul, comme débordé par sa trouvaille : l’événement, c’est un monte âge : une remontée des âges qui se conjuguent, s’additionnent et se chevauchent à la manière d’une guerre ouverte de générations. 

Parce que, précise encore Ariane Chemin, la guerre en Ukraine, déclarée le 24 février 2022, ne débute pas vraiment le 24 février 2022. Pas la peine de se battre : tout le monde a compris qu’elle hantait déjà les générations précédentes, que, depuis 2005, dans l’infra-ordinaire de la guerre où gisent les détails, tous ces détails mêmes disaient le désir de se réarmer. La guerre patriotique de 1941 n’avait pas dit son dernier mot. Elle revient, elle rugit, elle détruit. Ce sont les badges des hôtesses de l’air qui portent le blason de la faucille et du marteau communistes en diable. C’est la radio. Elle pleure. Elle pleure à longueur d’heures des mélodies inquiétantes venues d’une URSS qui a disparu : de vieux tubes des années 1970 déferlent de nouveau comme un âge d’or qui voudrait se faire désirer. Finalement, il n’existe pas ce fameux fossé des générations quand on sait que la guerre passe par les mots, leur retour intarissable mais castrateur. Le passé mis en bouche avec des mots rares, des mots qui se raréfient. Guère de mots qui ne renvoient pas au combat ultime : celui de la langue russe qui veut se sentir alors chez elle partout, sans y être invitée. Guère : avant tout privé de

Et c’est encore la guerre qui soulève la conférence d’Annette Wieviorka en début de soirée au cœur de laquelle elle revient sur le crépuscule des boomers, la génération 68, ces enfants dont les parents étaient eux-mêmes des enfants. Elle convoque ici un grand récit, celui de sa génération, ce qu’elle est devenue, ce qu’elle devient, le futur qui lui reste. Annette Wieviorka choisit immédiatement la guerre pour entrer dans cette articulation des générations.  Une double guerre : celle, précisément historique, la Seconde Guerre mondiale. C’est une guerre dont les générations qui y survivent redessineront peu à peu le destin des uns et des autres et qui, bientôt, à la lisière des années 1980, saura articuler une réflexion sur la Shoah et sur ce que Pierre Goldman appellera « la meurtrissure d’être juif ». Car oui, il fut longuement question de Pierre Goldman celui dont Ivan Jablonka ne parle mystérieusement pas dans son Goldman (comprendre Jean-Jacques) qui paraît à la rentrée et qui sera promis, comme de juste, à un foudroyant succès.

L’historienne Annette Wievorka pendant sa conférence.

Ici Pierre Goldman n’est pas convoqué par hasard par Annette Wievorka. Elle ne cesse de le répéter : elle ne l’a pas connu. Elle ne le connait pas. Elle dit les deux ou trois choses qu’elle a lues de lui parce que c’est aussi ça la transmission. Elle en fait la seconde figure d’une guerre dont elle ne prononce pas le nom après 1968, la lutte armée. « Je rêvais de guerre civile » clamait Pierre Goldman pour dire combien le futur était une promesse et non une impasse. Partout, le souffle a couru qu’avec une guerre civile, l’histoire serait relancée. Car guère d’histoire pour l’instant. Il faudrait au contraire être envahi du désir d’histoire. Jusqu’à la mort comme l’a éprouvée Pierre Goldman dont un après-midi de 1979 au Père-Lachaise Annette Wieviorka mais aussi Sartre et Simone de Beauvoir suivront le cercueil. Guère plus d’espoirs pour longtemps. La conférence s’achève.

Mais peut-être Annette Wieviorka en intervenant dans les figures libres de Patrick Boucheron avait-elle indiqué dès ce midi la présence ce soir de cette conférence crépusculaire qui voulait regagner la maison des fantômes. Car il a été question de guerre ce midi, à travers La Maison de Julien Gracq dont Patrick Boucheron rappelle que durant l’Occupation le récit dit combien on attend. Que la guerre va surgir. Que les mots ne font guère illusion quand il s’agit d’attendre. Qu’il faut sortir du spasme de l’événement pour prêter l’oreille à l’orage qui vient et dont seule la littérature sait mesurer l’exacte langueur. Que la maison peut être alors un refuge ou peut-être comme le dira Luba Jurgenson le seul lieu qui permette de comprendre, depuis son confort, qu’un événement, c’est toujours une catastrophe en dehors de la maison.

Guère plus de temps hélas, me direz-vous pour prolonger cette chronique sauf peut-être assez pour vous rappeler au seuil de votre nouvelle journée de Banquet cette sentence de Wittgenstein toujours entre guerre de silences et guerre de langages : « Il faut ramener les mots à la maison. » Rien de moins mais surtout rien de plus. 

Johan Faerber

Photos Idriss Bigou-Gilles



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 4-10 ans, tous les jours de 10 h à 13 h et de 17 h à 20 h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : atelier d’écriture, banquet du Banquet) : 100 € (plein tarif), 80 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Concert d’ouverture – Rodolphe Burger (3 août) : 18 €, 15 €, 10 €
  • Forfait journée : 20 €, 16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 6 €, 4 €, gratuit
  • Le banquet du Banquet (repas-spectacle du 9 août) : 40 €
  • Atelier d’écriture : 15 €, 12 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Siestes sonores et promenade botanique : 7,5 €, 6 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Visites éclectiques de l’abbaye : 11 €, 9 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Qi Gong : 5 € (inscription obligatoire)
  • Atelier de philosophie, Figure libre, La criée, Grand petit déjeuner : gratuit, sans réservation dans la limite des places disponibles.

Tarif réduit pour les étudiant·e·s, les 18-25 ans, les PSH, les bénéficiaires des minimas sociaux, les adhérent·e·s du Marque-page.

Tarif jeunes pour les -18 ans

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 27 57 57.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.