Jacques Bonnaffé et Emmanuel Lascoux : « Homère n’est pas un livre, c’est de la tradition orale »

Ils sont deux comme les doigts d’une même main. Complices. Habités par le texte de l’Odyssée tel qu’Emmanuel Lascoux l’a « transposé », un mot qu’il préfère à traduction. Ils donneront ce soir le troisième épisode de leur feuilleton odysséen qui a passionné jusqu’ici les festivaliers. Avec ce sentiment un peu fou qu’avec Jacques Bonnaffé et Emmanuel Lascoux, nous n’avons jamais été aussi proches d’Homère.

Pourquoi vous êtes-vous lancé dans une nouvelle traduction de l’Odyssée ?
Emmanuel Lascoux : Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de traduire Homère mais de rendre la musique de sa langue parce que ce qui m’importe, c’est le rapport entre une langue et le son qu’elle doit produire. Sauf que dans le cas d’Homère, la langue est le grec ancien disparu depuis longtemps et que sa langue est la plus vieille qui nous soit restée. J’ai donc travaillé d’abord sur la restitution sonore. C’est pour cela que je fais de la performance depuis longtemps, mais en grec ancien, pas en traduction. Un jour je me suis demandé comment communiquer cet intérêt et cette passion-là à des gens qui ne font pas de grec ancien. Et je me suis dit : tu ne vas pas traduire mais transposer avec tous les moyens du bord en français, soit une langue très directe, des bruitages, la culture des gens d’aujourd’hui à travers la chanson, la bande dessinée, les comix, le cinéma… bref, au moyen de tout ce qu’on a dans les oreilles et sans trahir le texte d’Homère – parce que je suis tout de même spécialiste de grec ancien – essayer de rendre le bruissement de cette langue dans un français perceptible par un enfant de cinq ans. C’est ainsi que j’ai produit ce que j’appelle plutôt une « VF », une version française de l’Odyssée sur le mode de la transposition. Ce parti-pris permet de sortir le texte d’Homère du simple rayonnage de livres parce qu’Homère n’est pas un livre, c’est de la tradition orale. Le but est aussi de rappeler cela. De fait, j’ai un peu mâché le travail à un metteur en scène, à un comédien parce que, sans vraiment le vouloir, j’ai fait une version que l’on pourrait dire scénique ou radiophonique, en tout cas une version parlée de l’Odyssée.

Alors justement, comment un comédien s’empare-t-il d’un tel texte ?
Jacques Bonnaffé : Emmanuel vient de le dire, il a tout fait pour que le texte soit dans une langue orale. C’est sans doute ce qui m’a attiré et aussi la netteté avec laquelle ça s’adresse au public en lui rappelant qu’il est là et qu’il voit ce qui est en train de se passer, sur le mode des griots qui est logique mais tient aussi un peu de la transe. Du fait de l’électrisation des rapports entre les protagonistes de l’épopée, il y a quelque chose de très physique dans le texte d’Emmanuel. On n’a qu’à prendre la parole et on sent très clairement l’aller-retour entre le public et l’auditeur. L’adresse au public est caractéristique des épopées en général et d’Homère en particulier.

« Ce que j’essaie de produire, ce n’est pas la familiarité avec le texte mais l’illusion de la familiarité. »

Quelle exigence requiert ce genre particulier de lecture publique d’une épopée ?
Jacques Bonnaffé : Il y a eu autrefois des traductions prestigieuses de l’Odyssée mais inexploitables à cause de leur longueur et de leur tendance à trop verser dans la poésie. Dans la version d’Emmanuel, la poésie reste comme vestige de la langue ancienne dans la possibilité de se poser sur la rythmique des vers. Emmanuel coupe la phrase à des endroits improbables. On sort de la prose simple parce que la cadence est contrariée. Ça reste des vers, mais sans qu’ils soient rimés, ostentatoires ou insistants. En ce qui me concerne, permettez-moi d’être ailleurs ! Face au texte, je dois trouver cet état dans lequel, tout en le disant, je ne pense pas à tout ce travail. Je me plonge dans le récit même, à partir aussi de ce qui se passe dans notre mémoire humaine car n’oublions pas qu’Homère n’a rien écrit et que le texte est le produit de la mémoire de nombreuses générations.

Par rapport à nous, peut-on dire d’Homère qu’il est un ailleurs ?
Emmanuel Lascoux : Il y a un débat aujourd’hui, y compris chez les hellénistes. Des gens qui disent : ça suffit de faire comme si on pouvait se mettre dans la peau des anciens et les ramener à nous. Beaucoup sont contre cette idée de la familiarité. Evidemment, je sais que les Grecs, ce n’est pas nous ! Sauf que je sais très bien aussi que les Grecs ont inventé la mimesis, c’est-à-dire une esthétique que j’appelle « l’effet du poulpe », à savoir que tu prends la couleur et la forme du fond sur lequel tu es. Toute l’esthétique grecque est là. Donc ce que j’essaie de produire, ce n’est pas la familiarité avec le texte mais l’illusion de la familiarité. A un moment donné, les fils peuvent se toucher et quand se produit l’étincelle, nous qui sommes si loin de ces Grecs, nous nous en trouvons soudain rapprochés. Soit dit en passant, on en est d’autant plus loin que les réformes de l’éducation ont détruit l’enseignement et qu’il n’y a quasiment plus de transmission aujourd’hui. C’est une catastrophe, mais paradoxalement, c’est aussi une chance parce que quand il n’y a plus de transmission, il n’y a plus rien. Et s’il n’y a plus rien, on peut bâtir autre chose. D’une certaine manière, cette situation est un bien pour un mal. On peut redonner une illusion mais les Grecs étant eux-mêmes de grands illusionnistes, je ne suis pas plus illusionniste qu’eux !

Deuxième épisode de l’épopée, jeudi après-midi à l’ancienne cave coopérative de Lagrasse. Photo Idriss Bigou-Gilles

On sent entre vous deux une immense complicité. Comment s’est-elle construite ?
Jacques Bonnaffé : Nous n’en sommes pas à notre première tentative donc nous héritons de la tentative précédente. Ceci dit, le plan n’est jamais le même ! Je suis très sensible à cette idée que la construction parfaite est impossible pour la raison que l’on peut prendre l’Odyssée par tous les bouts. J’étais encore surpris ces jours-ci : il y a des moments à la fin de l’épopée où ça recommence comme au début. Le texte s’est constitué sous forme de boucles. L’expérience compte aussi. J’avais participé aux côtés d’acteurs prestigieux à un enregistrement du chant V pour lequel Emmanuel était venu nous expliquer précisément ce qu’était l’épopée, à partir de quoi nous pouvions imaginer comment le récit s’était construit. Quand on entame un travail avec une telle connaissance, on est soudain porté plus loin. Je dirais donc que nous partageons quelques petites richesses accumulées.
Emmanuel Lascoux : Personnellement, j’ai une chance inouïe. Lui, c’est Jacques Bonnaffé, tout le monde le sait ! Je le connais, j’ai entendu des émissions de France Culture pendant des années. Qui dit bien la poésie en France ? C’est Bonnaffé ! Moi, Emmanuel Lascoux, bon… C’est à 60 ans que j’ai un peu d’exposition. Je n’en ai pas cherché, c’est comme ça, c’est ma vie, je suis prof, je fais mes trucs dans mon coin. Et là, je me retrouve d’abord avec un nouvel ami, ce qui est sans doute plus précieux que tout le reste, et avec quelqu’un à qui il n’est pas nécessaire de faire un dessin. Avec Jacques, je me sens pousser des ailes et légitimé dans un boulot qui n’est pas du tout le mien. Je ne suis pas un comédien. Comme je le lui dis souvent, par paradoxe, je n’aime pas le théâtre ! (Jacques Bonnaffé rit). Jacques, c’est la voix du texte. Il est l’incarnation de ce que j’ai toujours recherché : comment le texte devient voix. Comme il le dit, tout le reste est littérature ! Mise en scène, posture… On s’en fout ! Et si notre affaire marche, c’est qu’il y a rencontre avec une œuvre.
Jacques Bonnaffé : Et puis nous nous moquons, nous sommes un peu des farceurs. Nous aimons cet instant vérité de la farce du Moyen Age où tout d’un coup, bas les masques ! Il ne faut jamais perdre l’instant de plaisir.

Mais vous n’êtes pas deux dans cette histoire, il y a aussi Homère !
Emmanuel Lascoux : A ceci près qu’Homère, c’est personne. C’est comme Ulysse quand il s’adresse au cyclope : « je m’appelle personne ». Homère est un ensemble vide dans lequel on peut amener les gens parce qu’il y a de la place pour tout le monde.

Recueilli par Serge Bonnery



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 4-10 ans, tous les jours de 10 h à 13 h et de 17 h à 20 h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : atelier d’écriture, banquet du Banquet) : 100 € (plein tarif), 80 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Concert d’ouverture – Rodolphe Burger (3 août) : 18 €, 15 €, 10 €
  • Forfait journée : 20 €, 16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 6 €, 4 €, gratuit
  • Le banquet du Banquet (repas-spectacle du 9 août) : 40 €
  • Atelier d’écriture : 15 €, 12 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Siestes sonores et promenade botanique : 7,5 €, 6 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Visites éclectiques de l’abbaye : 11 €, 9 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Qi Gong : 5 € (inscription obligatoire)
  • Atelier de philosophie, Figure libre, La criée, Grand petit déjeuner : gratuit, sans réservation dans la limite des places disponibles.

Tarif réduit pour les étudiant·e·s, les 18-25 ans, les PSH, les bénéficiaires des minimas sociaux, les adhérent·e·s du Marque-page.

Tarif jeunes pour les -18 ans

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 27 57 57.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.