Fred Sancère travaille simplement. Aucune sophistication technique dans son geste photographique. « Je voulais faire avec ce que j’avais dans la poche ». Son téléphone, donc. Photographier est, pour Fred Sancère, une façon d’habiter le monde et de le raconter. Au commencement de l’histoire, il s’était fixé de prendre une photo par jour pendant ses trente jours de vacances. Six ans plus tard, ce sont près de deux mille images accumulées. Des images et la légende qui les accompagne. Fred Sancère tient à cette association texte/image. Pas seulement parce qu’il n’assumerait pas, comme il le reconnaît lui-même, d’être photographe. Mais parce que joindre les mots au geste photographique a quelque chose d’essentiel qui le relie aux écrivains qu’il aime, parmi lesquels Georges Pérec et son infra-ordinaire. L’exposition Ricochets qu’il présente en ce moment à l’abbaye témoigne d’un regard sur le monde tel qu’il se donne à voir dans une proximité à la fois complice et amoureuse. Dans l’entretien qui suit, Fred Sancère parle de ce qui fait l’originalité de son projet. Jusqu’à vendredi prochain, le temps du Banquet, le Journal des arts de lire publiera chaque jour, sous forme de feuilleton, une image de l’exposition choisie, légendée et présentée par son auteur. Bon voyage au cœur de l’infra-mince.
Qu’est-ce qui vous a décidé à vous lancer dans le projet de réaliser une photo par jour dans votre environnement immédiat ?
Ça s’est passé comme un accident… Au départ, il y a ma pratique des réseaux sociaux. Comme beaucoup de gens, j’y passais beaucoup de temps, sans réelle passion tout en étant gêné par ce que j’y trouvais, soit de la publicité, soit des commentaires absurdes, et tout aussi agacé par ce que je n’y trouvais pas ! Bien avant de comprendre le rôle des algorithmes dans cette affaire, je me disais : quel miroir étrange tout de même… Puis un jour, au début de mes vacances, j’ai pris une photo avec mon téléphone et je me suis tout de suite demandé ce que je pourrais bien faire avec « ça ». J’ai alors décidé de prendre une photo par jour pendant les trente jours de mes vacances et de la publier en l’accompagnant d’une légende. Les réseaux sociaux ne sont pas un espace uniquement dédié à la « com ». Ils peuvent aussi être un lieu de création pour les artistes et un lieu de partage de poésie, d’images et d’histoires. Pris à mon propre jeu, je n’ai pas réussi à m’arrêter !
Et cette expérience dure depuis six ans…
Depuis six ans en effet… même si cette dernière année, il m’est arrivé de sauter des jours. Cette astreinte de publier chaque jour quelque chose est plus qu’un exercice, c’est une discipline. Le rituel est intéressant parce que certains jours, on n’a pas grand chose à dire et il faut quand même essayer de débusquer une image.
« Une idée n’a d’intérêt que lorsqu’elle se réalise »
Etes-vous de ceux qui pensent que la contrainte est créative ?
Sans contrainte, ce projet serait demeuré à l’état d’idée, or une idée n’a d’intérêt que lorsqu’elle se réalise. Sans ce rituel quotidien, rien n’aurait été possible. Ce qui fait la force du projet, c’est aussi la durée. Ce qui construit un journal au long cours, c’est l’énorme tas d’images et de textes qu’il recueille et la durée dans laquelle il s’inscrit. Ce n’est pas pour rien qu’au bout de cinq ans, un premier projet d’exposition se dessine et qu’au bout de six ans, on entrevoit la possibilité de faire un livre. C’est parce que, installé dans la durée, on peut commencer à regarder dans le rétroviseur.
Vous photographiez beaucoup de lieux de votre quotidien. Un ordinaire du monde en quelque sorte…
Au bout de quelques années, m’est venu le terme d’anthropologie de poche pour désigner ce que j’étais en train de faire. Je travaille près des gens et des objets que je côtoie. Je cherche l’ordinaire autour de moi, dans mon environnement immédiat.
Cet infra-mince, comme vous le désignez vous-même, renvoie à l’infra-ordinaire de Georges Pérec auquel il est très clairement fait allusion dans une photo de l’exposition. Quelle proximité entretenez-vous avec cet écrivain ?
Dans le texte qui accompagne la photo dont vous parlez, il y a en effet, sans les citer nommément, une référence à l’infra-ordinaire de Georges Pérec mais aussi aux gens de peu si chers à Pierre Sansot. Ce sont deux auteurs qui me passionnent et ce dont ils parlent me touche profondément.
« Des ondes et des rebonds… »
Il y a de la tendresse dans vos photographies, de la poésie, de l’humour mais aussi un regard critique…
Pendant un temps, j’ai utilisé les réseaux sociaux pour dire des choses frontalement sur le monde tel qu’il est. Aujourd’hui, j’ai trouvé mon véritable espace d’expression : je peux porter un regard sur mon environnement, tour à tour critique, amusé, tendre, avec de l’humour parfois. J’ai trouvé là ma façon de dire et il y a en effet quelque chose de politique dans le continuum que constituent les photos et les textes accumulés durant toutes ces années. Je ne pense pas pour autant créer avec mes photos un objet politique. Il l’est de fait par le regard qui est porté sur le monde. Je crois que certaines choses peuvent être entendues dans la manière dont je les dis et qui ne pourraient l’être autrement.
Une suite à ce travail ?
Au départ, je n’avais imaginé ni exposition, ni livre (1). Les deux sont venus au bout d’un certain temps grâce à des invitations de lieux culturels. Est-ce qu’à partir de là, j’ai envie de faire autre chose ? Oui. Des expos, peut-être des petits livres sur un sujet particulier, une récurrence… Il y a dans l’exposition la photo ancienne d’une famille qui s’apprête à partir en Argentine. Je me dis que ce type d’image peut être le point de départ d’un travail de recherche. Cette famille qui s’apprête à partir à l’autre bout du monde, c’est peut-être le début d’une histoire.
Pourquoi Ricochets comme titre de l’exposition et du livre ?
Parce qu’une image en amène une autre. Un ricochet, on ne sait pas quand il s’arrête. Je ne sais pas quand j’arrêterai non plus… Le ricochet, il crée des petites ondes. Même quand le caillou a disparu, ça continue à vibrer en surface. Il y a de ça dans les petites histoires que je raconte, elles créent autour d’elles des ondes et des rebonds.
recueilli par Serge Bonnery
(1) Visible aux heures d’ouverture du monument, l’exposition se tient dans la cour de la Poterie et la salle attenante située derrière le Bistrot. Elle s’accompagne d’un livre, Ricochets, en vente sur les tables de librairie du Banquet.