Cette édition 2024 du Banquet du livre d’été, la deuxième présentée sous les auspices du Centre culturel de rencontre Les arts de lire, marque une nouvelle étape dans l’évolution du projet porté désormais par le directeur du CCR et son équipe. L’occasion de faire un point et de lancer la semaine avec Jean-Sébastien Steil.
Le site de l’abbaye médiévale – dans sa partie publique – et son projet culturel « Les arts de lire » ont obtenu il y a un an le label de Centre culturel de rencontre. Pouvez-vous tirer un premier bilan après un an d’existence du CCR ?
Le bilan est bon, même très bon si l’on considère que nous avons seulement un an d’existence. Nous avons hérité d’un événement prestigieux, le Banquet du livre d’été, et de ses déclinaisons saisonnières. Ces rendez-vous ont été maintenus et même renforcés. Nous étions très attendus en 2023, et l’édition fut de l’avis de tous très réussie. Nous ne pouvions pas décevoir par rapport à l’histoire de cette manifestation.
Les nouveaux formats que sont les lectures intimistes, les ateliers d’écriture, les siestes sonores, les balades botaniques et géologiques ou les expositions, introduisent d’autres façons de vivre l’événement que la conférence en plénière qui demeure la référence. Le but est d’élargir l’expérience et d’ouvrir à des personnes pour lesquelles le format de conférence peut avoir un effet impressionnant, voire repoussoir. On a vérifié une plus grande diversité des publics sur ces formats nouveaux. C’est encourageant.
« Les habitants ont compris qu’il se passait quelque chose à l’abbaye »
Au-delà de cette première édition du Banquet d’été nouvelle formule, l’apport du label de Centre culturel de rencontre s’estime plus largement au regard de ce qui se passe tout au long de l’année. C’est moins visible pour les habitués du Banquet, mais les habitants ont compris qu’il se passait quelque chose à l’abbaye, que le lieu était en train de s’ouvrir et commençait à prendre une grande importance dans la vie locale. On a par exemple intégré à notre programmation le festival des Pages musicales en sommeil depuis le Covid. Nous avons soutenu et accueilli la création théâtrale H24 portée par un groupe local d’amatrices, accueilli le concert d’ouverture du festival de piano En Blanc et noir, ou encore animé des ateliers de percussion corporelle pour les enfants de l’école communale à l’occasion du passage de la Flamme olympique à Lagrasse. On accueillera, fin août, deux temps du festival des P’tits bals, et dimanche 21 juillet, nous coorganisions avec l’association Artkisson une représentation de cirque devant un public familial de 250 personnes. Par ces liens, nous intervenons en soutien de la vie associative et culturelle locale, en contribuant avec nos moyens et en mettant le site à la disposition des bonnes volontés.
Avec nos propres rendez-vous – week-end thématiques, rencontres d’auteurs, sorties de résidences, ateliers, concerts -, il ne se passe pas une semaine sans que quelque chose ait lieu à l’abbaye. Ces rendez-vous sont toujours surprenants, toujours de qualité. Tout en défendant notre spécificité liée à la notion des arts de lire, le CCR assume ainsi une fonction de centre culturel généraliste. Je tiens à la dimension démocratique de la programmation artistique du CCR.
Comment voyez-vous se dessiner l’évolution du CCR, de ses missions, de ses programmes culturels dans les prochaines années ?
Tout en poursuivant la programmation artistique et culturelle tout au long de l’année, nous avons trois chantiers nouveaux devant nous.
Le premier est celui de l’action culturelle, à savoir les actions en direction de publics qui ne sont pas concernés aujourd’hui par notre offre. La priorité est aux jeunes générations, et nous devons construire une gamme de dispositifs permettant que chaque activité à l’abbaye donne lieu à un atelier ou à une rencontre avec des publics prioritaires. C’est la condition du bon ancrage du projet sur son territoire, et du renouvellement générationnel des publics. L’organisation du futur Banquet d’automne avec les étudiants des universités de Perpignan et de Toulouse, et de nouveaux projets construits avec des artistes sourds grâce à notre collaboration avec l’association Arts Résonances, s’inscrivent dans cette dynamique.
Le second chantier concerne la refonte du parcours muséographique, que nous avons traité jusque-là de manière superficielle en renouvelant une partie du mobilier de l’accueil. Le parcours de visite qui date de 2006 est à reprendre intégralement, tant en termes de supports que de récit du circuit de visite. Le conseil scientifique s’est emparé de ce sujet qui fera l’objet dès l’année prochaine d’une première phase de refonte. C’est important de pouvoir compter sur l’expertise des personnalités qui composent ce comité : Patrick Boucheron, Yann Potin, Christian Thorel, Monique Bourin et d’autres.
Le troisième chantier est celui de la restauration du monument, dont nous ne sommes pas complètement maîtres, sinon en termes de définition des usages et de médiation vis-à-vis des visiteurs. C’est la première opération globale de restauration, les opérations précédentes ayant toutes été ponctuelles et plutôt justifiées par des enjeux de sauvegarde ou de sécurité incendie. Le CCR est lié à ce projet de restauration globale qui permettra l’ouverture aux publics d’un tiers de la surface actuellement fermée. Les premières phases doivent démarrer en 2025, c’est un chantier coûteux et ambitieux.
« Il n’y aura de solutions aux problèmes actuels qu’au prix de déplacements »
Le thème de cette édition du Banquet du livre d’été est : « Penser et regarder ailleurs ». Comment lire cette proposition ?
L’idée de ce thème a émergé lors du Banquet 2023 et s’inscrit en prolongement de la thématique « générations, nos futurs ». Comment penser nos futurs communs si la société demeure fragmentée en conceptions parcellaires, orientées, inconciliables ? Il n’y aura de solutions aux problèmes actuels du globe, qu’ils soient climatiques, géopolitiques ou sociaux, qu’au prix de déplacements, de pas de côté et de rapprochements, qui demandent à chacun une grande capacité d’empathie, d’écoute et d’attention. « Penser et regarder ailleurs » est donc une invitation à abandonner le confort d’une pensée territorialisée, sectorisée et partielle, pour considérer les problèmes du monde à une plus large échelle. C’est nécessairement un pas vers l’autre.
Comment s’est construite la programmation où se côtoient comme toujours des disciplines très variées ?
La programmation du Banquet est un exercice collégial, où chaque membre du comité de programmation apporte sa part, ses propositions. L’existence de ce comité est gage de qualité et d’équilibre de la programmation. C’est un exercice qui consiste à tordre la thématique dans tous les sens pour voir où elle nous mène, pour voir ce qu’elle suscite comme hypothèses de contenus. L’inconnu est ce que donnera l’alliage de ces intervenants sur l’instant présent. C’est de la chimie expérimentale, très stimulante et plutôt instable. Je suis très attaché au dialogue des formes, des disciplines et au fait que les spécialités débordent de leur lit, que chacun sorte de son confort de pensée. Cette année par exemple, Sidonie Chevalier inaugure des visites poétiques du monument, qui ouvrent des perspectives nouvelles pour les arts de lire. C’est déjà une manière de penser et de regarder ailleurs.
Athènes et la Grèce sont toujours là ! D’une manière particulière cette année…
Platon n’est jamais loin du Banquet, en effet. On retrouvera la Grèce au moins trois fois cette année. Avec Ivan Segré d’abord et son séminaire qui s’est penché sur ce qu’a produit sur la Tora sa traduction de l’hébreu au grec. On est entrés de plain-pied dans le thème, avec la traduction comme ressource pour la pensée. La deuxième référence est Le Voyage en Grèce de Baptiste Dericquebourg (Ed. Anacharsis), qui réactualise l’ancienne figure du récit de voyage à l’aune de la société grecque actuelle, loin des clichés touristiques.
La troisième référence à la Grèce est le feuilleton de l’Odyssée interprété en trois épisodes, par le singulier binôme Emmanuel Lascoux-Jacques Bonnaffé, à partir de la traduction de l’Odyssée par Lascoux publiée chez P.O.L. (2022). Cette traduction iconoclaste dépoussière les traductions antérieures en assumant un ton et une liberté qui permettent de redécouvrir ce totem de la littérature mondiale dans toute sa force et sa fraîcheur. Les deux compères amoureux de mots, de langue et de musique, vont nous faire traverser l’ensemble de l’épopée dans un long dialogue-poème marathon en trois lieux et à trois horaires distincts. Cette performance joueuse et généreuse comptera parmi les temps forts de cette édition. On clôturera avec le banquet du Banquet, en agape, poème et musique, mise en abîme de Platon et d’Ulysse dans le Banquet d’été.
On note aussi la présence affirmée de plusieurs maisons d’édition dont les créateurs et animateurs interviendront publiquement. Pourquoi cette mise en valeur ?
Nous n’oublions pas que le Banquet est né dans le berceau des éditions Verdier, et que les aventures éditoriales indépendantes sont le maillon fragile et essentiel de la création littéraire. Anacharsis, Bouclard, Mesures, Verdier ou encore Zulma, représentés cette année, sont de ce point de vue des aventures hors normes, portées par des artisans et des militants du livre.
« Des événements complices »
Le Banquet du livre, comme il l’avait fait l’an passé avec le musée de la Préhistoire de Tautavel, poursuit sa politique de partenariats. Avec qui cette fois et pourquoi ?
Deux ans après une première collaboration autour de la figure du psychiatre catalan François Tosquelles, nous avons réactivé cette année un partenariat avec le Centre de Cultura Contemporània de Barcelone (CCCB), à l’occasion de l’exposition dédiée à Agnès Varda. La question que nous nous sommes posés avec la direction du CCCB est celle de l’influence de Varda sur la nouvelle vague du cinéma catalan actuel. Trois réalisatrices seront présentées, Carla Simón, Mercedez Álvarez, et Neus Ballús, qui permettent de découvrir ce cinéma étonnant et plein de vie, et d’inciter les publics du Banquet à pousser jusqu’à Barcelone pour visiter l’exposition du CCCB.
Dans le même esprit, et inspirés par la rétrospective Alice Rohrwacher au Centre Pompidou, nous avons programmé deux grands films de cette formidable réalisatrice italienne. Le merveilleux Heureux comme Lazarro a été projeté en préalable au Banquet et La Chimère, son dernier film, sera projeté ce soir dimanche 4 août.
Nous avons voulu faire un clin d’œil dans le programme à deux événements complices : un concert d’orgue du maître Daniel Roth dans l’église de Lagrasse le 7 août, porté par deux associations locales, Orgues et musiques en Corbières et Les amis de l’orgue de Lagrasse avec laquelle nous portons les Pages musicales. Nous avons également inscrit dans le programme La Deltheillerie, journée de poésie et de chansons sur les terres de Joseph Delteil, qui aura lieu le 9 août à Villar-en-Val. Nous avons travaillé à la production de l’exposition rétrospective de Christian Bastian avec l’association Vill’Arts qui anime cet événement, avant d’autres aventures partagées.
L’association le Marque-Page est enfin très impliquée puisqu’elle a apporté une contribution financière en plus de l’apport intellectuel et la coordination des bénévoles.
Qu’attendez-vous de cette édition, à la fois en termes de fréquentation mais aussi de contenu ?
Nous attendons de retrouver les publics fidèles du Banquet, en espérant qu’ils soient rejoints par de nombreux primo visiteurs. Nous espérons, comme l’année dernière, une belle fusion des interventions qui permette de nous élever et de nous porter loin, sinon ailleurs.
Recueilli par Serge Bonnery