Les ennuis portent conseil

Au sortir de la nuit, après les tempêtes vives, quand, subitement massif puis violemment chétif, le vent est enfin retombé, au petit matin vient alors le premier moment de cette nouvelle journée du Banquet d’été. C’est le moment dit du « Grand Petit déjeuner », un moment de banquet puisqu’on y déjeune mais aussi et surtout un moment d’échanges puisqu’il s’agit de convoquer la journée passée. Ou plutôt ce qui, des rencontres, des conférences et des débats de la journée précédente a su faire lumière en chacun. Les intervenants, Emma Marsantes, Hélène Laurain, Camille de Toledo, et moi-même sommes assis, presque en demi-cercle afin de reconvoquer ce qui, après la nuit, a fait jour en nous – ou plutôt ce qui a fait jour pour le public amené à réagir, à contretemps et en contrepoint, aux générations, à nos futurs, à Une mère éphémère, Une histoire du Vertige et Partout le feu. Un contre-feu à ces générations qu’on n’a pas voulu entendre, sur laquelle une nuit épaisse de langage est venue engluer. 

Car, puisque désormais le vent ne vrombit plus, il s’agit de parler après, en laissant au temps le temps de réfléchir et de mûrir, ce qui, invariablement, a toujours été le temps du Banquet qui a pour règle d’or au sortir de la nuit : que la nuit porte conseil, qu’elle guide dans le sommeil afin que les générations, au réveil, puissent se régénérer. Et, de fait, le moment d’échanges devient un passionnant double moment de parole nue : tout d’abord, le public dit combien les textes, les interventions, les mots de la veille vivent une nouvelle vie, une revivance en chacune et en chacun qui était là. Les ennuis des uns portent conseil aux autres. Car il est question d’une nuit de tous dans laquelle la parole singulière peut venir apporter une chaleur qu’on croyait impossible. C’est ce que le public dit aux écrivains. Mais la parole qui s’échange ce matin-là dit aussi bien que la littérature va sortir de sa nuit de la modernité. Que des générations entières, de femmes écrivains, ont été tues puisque peut-être la littérature du 19e siècle a-t-elle fait sciemment du patriarcat un postulat indicible, un postulat tragique qui a posé la modernité comme un terrible féminicide de la parole des femmes. Une nuit des temps, ajoute Camille de Toledo. Une nuit sans nom, ajouterait-on aussi bien. 

« Sorry for the time »

C’est encore cette même nuit qui, en plein midi, vient se poser, fantastique, sur les figures libres que Patrick Boucheron convoquera désormais tous les jours jusqu’à la fin du Banquet. Une nuit d’encre en plein jour ou tout du moins une heure grise qui a besoin elle aussi d’être mise en lumière, où il s’agit de frotter les cailloux foucaldiens, où la nuit doit être déchirée pour comprendre pourquoi, d’une génération à l’autre, nos futurs sont toujours déjointés, et dégondés comme le dit la célèbre sentence d’Hamlet. La question est grave mais l’assistance rit de bon cœur car le tragique d’un temps qui échappe, qui ne génère qu’ennuis et angoisses et jette dans la nuit et la brume de l’horreur, est éclairé par le récit de l’historien des maladresses de Sarkozy. « Sorry for the time » avait donc dit le simiesque président français d’alors à Hillary Clinton. « Désolé pour l’époque », plutôt que pour le temps, la météo. Désolé d’avoir laissé courir le cheval de la nuit qui n’a su que nuire aux uns et aux autres et a fait dégénérer nos existences. On ne le voit pas parce que le soleil est décidément de plomb quand Patrick Boucheron parle mais il fait totalement nuit. Nos yeux ne sont pas encore habitués. Ils pensent qu’ils vivent de lumière mais, à la vérité, nos générations n’ont pas saisi que la nuit ne se déchire pas simplement. Nous avons hérité d’une nuit invisible.

C’est aussi celle qui étreint et brise des générations de femmes qu’évoque l’un des moments majeurs de cette journée, celle de la projection à la salle polyvalente des Années Super 8, film d’Annie Ernaux et de son fils David Ernaux-Briot sur leurs films tournés avec la caméra familiale Super 8, films de vacances, films de souvenirs, films qui arrachent à la nuit de la mémoire des carrés de lumières vives et colorées sur les murs de la salle. Dans cette nuit obscure depuis laquelle le cinéma est installé, Annie Ernaux accompagne de sa voix les films-souvenirs de son mari, de ses deux fils, de leur maison à Cergy, de leurs voyages pleins d’espoirs politiques en Amérique du Sud. Mais Annie Ernaux n’y existe pas. Elle n’apparaît que peu à l’écran. Pire : même au centre du film, elle est une femme hors-champ, sans avenir autre que celui d’une femme gelée dans l’image. Il faudra alors pour elle littéralement se faire une place, elle qui est dans l’ombre du mari, elle que la nuit recule encore et toujours davantage. Peut-être le plan le plus émouvant est-il celui de la mère d’Annie Ernaux, du passage de témoin de générations, entre la mère qui désormais vit sous le toit de son gendre avec sa fille mais qui semble hagarde à l’image. Une mère hagarde, effondrée dans un Alzheimer tragique qui lui fera dire cette phrase dont la nuit tisse encore le rapport au temps et aux époques : « Je ne suis pas sortie de ma nuit. »

Une promesse poétique

Et c’est peut-être la dernière conférence de la journée qui entend faire sortir de la nuit les archives, la conférence de Yann Potin. Si l’archiviste ou plutôt, comme il prend soin de le préciser, l’archiveur explique comment s’articulent les archives, comment s’érige peu à peu une noblesse conceptuelle de l’archive pour atteindre une manière de promesse poétique, l’archiveur n’a peut-être qu’une seule motivation quand il reçoit ce legs du passé : construire le lieu d’une archi-vie. Proclamer une revivance à l’instar de ce qu’en 1833, Michelet dans un texte fondateur sur l’archive a pu éclairer, lui qui disait si justement combien les archives étaient encore dans la nuit. Combien elles étaient la nuit des voix non prononcées. Combien leur lyrisme frugal était encore nocturne tant les groupes sociaux dominés s’y exprimaient sans que personne ne les voit vivre, sans que personne ne les écoute. Des êtres mutilés, aux bouches cousues, aux tympans crevés, aux mains coupées dont les ennuis n’ont porté conseil à personne. Qui sommeillent dans la nuit de l’histoire. Yann Potin achève alors son propos sur Une archive de Mathieu Lindon, sur le tiers affectif de l’archive, sur son impossible héritage.

On parle inévitablement alors des Editions de Minuit mais il est déjà tard. Vous le voyez comme moi à l’heure où j’achève ces quelques traces, il fait déjà, et depuis très longtemps, nuit noire. 

Johan Faerber

Photo : Patrick Boucheron vu par Idriss Bigou-Gilles.

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Professeur de lettres modernes, éditeur et essayiste, Johan Faerber est membre de l’équipe éditoriale du site Diacritik où sont publiés ses articles et entretiens.



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 4-10 ans, tous les jours de 10 h à 13 h et de 17 h à 20 h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : atelier d’écriture, banquet du Banquet) : 100 € (plein tarif), 80 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Concert d’ouverture – Rodolphe Burger (3 août) : 18 €, 15 €, 10 €
  • Forfait journée : 20 €, 16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 6 €, 4 €, gratuit
  • Le banquet du Banquet (repas-spectacle du 9 août) : 40 €
  • Atelier d’écriture : 15 €, 12 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Siestes sonores et promenade botanique : 7,5 €, 6 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Visites éclectiques de l’abbaye : 11 €, 9 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Qi Gong : 5 € (inscription obligatoire)
  • Atelier de philosophie, Figure libre, La criée, Grand petit déjeuner : gratuit, sans réservation dans la limite des places disponibles.

Tarif réduit pour les étudiant·e·s, les 18-25 ans, les PSH, les bénéficiaires des minimas sociaux, les adhérent·e·s du Marque-page.

Tarif jeunes pour les -18 ans

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 27 57 57.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.