par Johan Faerber
Au cœur tendre du jardin des Tabatières, dans une matinée d’été verdoyante et victorieuse, s’est d’emblée clairement fait entendre une sentence qui, sans nul doute, pourrait servir d’exergue à ce Banquet d’été qui s’ouvre. Une phrase d’Emma Marsantes, tirée de son deuxième roman, Les Fous sont des joueurs de flûte, une phrase qui, dite par la voix si troublante de Nathalie Pagnac (photo Idriss Bigou-Gilles), traduirait l’énergie qui, en cette journée de coup d’envoi, œuvre à Lagrasse et qui trouve ici son cristal pour penser et regarder ailleurs : « Il m’a fallu aller voir ».
Aller voir ailleurs si nous y étions, aller voir par l’Ailleurs si nous pouvions précisément nous arracher d’un Ici, terriblement lugubre, anxiogène et mortifère. Une phrase comme une formule qui, depuis son espoir tremblant, pourrait être tenue ainsi pour programmatique de la quête d’un Ailleurs devenu non plus uniquement un horizon géographique, une promesse cartographique mais un profond souci ontologique. C’en est fini, comme dit Marsantes, d’exister « comme au second degré ». Fini : il faudra fabriquer notre alibi pour continuer à exister.
Car « il m’a fallu aller voir » répète plus que jamais Nathalie Pagnac lisant Emma Marsantes dans cette première rencontre de la journée où les mots de l’autrice résonnent pour dire qu’on ne peut débuter une quelconque réflexion sur la promesse de ce qui est Autre sans se concentrer sur ce qui empêche de vivre ici. Dans un volte-face qui jouerait de l’étymologie, l’Ailleurs ne doit pas être notre alibi. La voix de Nathalie Pagnac continue à énoncer le texte de Marsantes comme on confie un arrachement à un ordre existant : assez de ce « féminoïde », ce mot comme venu d’ailleurs qui dit pourtant l’Ici de la condition des femmes que l’on tue à feu doux ou fort. « Il m’a fallu aller voir » : traverser les expériences de violences, en revenir à pied et démuni, aller voir ailleurs comme une nécessité inaliénable qui intime combien l’Ici est à refuser.
« Une poétique des personnages de l’intime confrontés à la grandeur du monde »
Cette première rencontre matinale résonne encore quand, après le déjeuner, toujours dans ce nouveau lieu du Jardin des Tabatières, nouvelle manière d’ailleurs du Banquet, s’amorce la deuxième forte rencontre de la journée où « Penser et regarder ailleurs » permet de déployer l’écriture de Célia Houdart sous le jour de la quête d’un Ailleurs, où, à son tour, il lui a fallu aller voir. Pas d’alibi non plus chez Célia Houdart qui revient sur son dernier roman, Les Fleurs sauvages dans lequel, explique-t-elle, écrire un récit, c’est d’abord aller regarder. Trouver un herbier. Parcourir la montagne. Aller voir le sensible au plus près de l’atome. Forer dans la matière parce que ce n’est pas la peine de céder aux sirènes du lointain pour bien saisir l’ailleurs. L’empreinte sensible du monde, sur la rétine, permettra ainsi de mieux comprendre ce qui se trame pour nous dans un monde de plus en plus vaste, où les personnages sont de plus en plus seuls.
Portée par les vives questions de Nina Rocipon, Célia Houdart ne cherche pas l’alibi d’un grand roman démesuré pour parler du monde, convoquer la grandeur grandiloquente pour tracer les frontières intimes de l’Ailleurs. L’entreprise œuvre dans la ténuité : Milva son héroïne dessine dans la pénombre des cinémas. Dans un entre-deux, quelque part entre ici et ailleurs, Célia Houdart énonce une poétique du deci-delà, une poétique des personnages de l’intime confrontés à la grandeur du monde. Houdart refuse comme elle le dit le « pouvoir abusif du roman », son « autoritarisme ».
Baptiste Dericquebourg interrogé par Dominique Larroque au Jardin des Tabatières pour son Voyage en Grèce aux éditions Anacharsis.
Photo Idriss Bigou-Gilles
Plus que jamais, alors que s’amorce la troisième rencontre, le Jardin des Tabatières demeure ce territoire même d’expérience de l’Ailleurs pour ce Banquet. Porté lui aussi par les questions de Dominique Larroque, Baptiste Dericquebourg a un bon alibi, un alibi solide : par cercles concentriques, tout au long de l’entretien, l’auteur revient sur son expérience grecque, sur ses voyages qui l’ont poussé à parcourir la Grèce pour sortir des clichés touristiques. Dépasser l’Ailleurs comme lieu commun. Là encore, aller voir ailleurs, et surtout il lui a fallu voir. Aller voir la misère des paysages secs aux cailloux osseux des Cyclades, la violence sans retour des délinquants d’Aube dorée, la crise économique sans précédent d’un pays tenaillé par une dette exponentielle.
Enfin, alors que 19h sonnent de toutes les cloches des églises de Lagrasse, ailleurs cette fois que dans le Jardin des Tabatières, Benoît Peeters amorce la conférence du soir où le spécialiste de Robbe-Grillet et de Jacques Derrida revient précisément sur l’art de la biographie. Comment faire revenir d’Ailleurs, c’est-à-dire d’entre les morts, ces hommes dont il retrace la vie ? Peeters éclate le genre biographique dans lequel il injecte constamment un ailleurs historique (il faut la rigueur de l’historien), un ailleurs policier (un bon biographe est un excellent enquêteur), un ailleurs romanesque (un bon biographe est un excellent metteur en intrigue). Trois mots d’ordre qui ont pu conduire le biographe à retrouver auprès de camarades du jeune Derrida d’importantes correspondances, et qui permettent d’emblée de souligner, comme le disait Sylvain Venayre, combien l’ailleurs permet de réfléchir à l’ici de nos pratiques, questionne sans répit comment se fabrique notre réflexivité, notre autoréflexivité permanente – condition première de notre réflexion et de notre droit à vivre.
Combien notre Ailleurs doit d’abord nous dépayser nous-mêmes de nous, de nos habitudes et certitudes de penser : il nous a fallu aller voir ailleurs, car décidément l’ailleurs n’est pas encore notre alibi.
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