par Johan Faerber
De quels actes sommes-nous les hommes ? Qu’est-ce qui pousse les uns et les autres à aller ailleurs, à faire l’expérience de l’arrachement, ouvrir grands les horizons pour quitter l’ici ? Derrière ces questions qui semblent encore plus vastes que le monde, se tient le début de cette nouvelle journée du Banquet qui, comme à son habitude, au Grand petit déjeuner reprend les fils des interrogations nourries de la veille. Laure Murat, Fanny Taillandier et Felwine Sarr devant un parterre fourni reprennent la question soulevée la veille de la place de la littérature dans nos vies – ou plutôt de la place que l’homme d’ici laisse aux hommes d’ailleurs, d’une aire géographique l’autre mais aussi et surtout d’une ère chronologique à une autre. Peut-on encore lire les auteurs du passé sans risquer de commettre les contresens du présent ? Ne risque-t-on pas un repli sur soi, sur son époque, plutôt que d’aller vers une altérité, un sens de l’ailleurs qui échapperait et qui serait refusé ? Ne craint-on pas de s’enfermer dans ce que Romain Bertrand nommait « l’effet Mobile Home » ?
C’est cet effet que dès le midi Patrick Boucheron rappelle et convoque pour évoquer les grands voyages, les grandes déconvenues qui frappent les uns et les autres au cours de tumultueuses expéditions. Pourquoi partir loin de chez soi ? De quelle expérience du lointain parle-t-on quand on parle de l’ailleurs ? Veut-on véritablement découvrir un ailleurs et en est-on capable ? Une journée qui, on le voit, place l’homme comme interrogation et foyer de questionnements au cœur même de l’Ailleurs, toutes voiles gonflées de ses majuscules au dehors. Qu’est-ce qui pousse l’homme à bouger ? Effet « mobile home » qui veut tout retrouver ou plus largement effet « mobile homme » : toujours en mouvement, toujours insatisfait. Comme la grande phrase du Bernin : « L’homme n’est jamais aussi semblable en lui-même que lorsqu’il est en mouvement ».
Et chez Bach, ce mouvement, ce mobile du mouvement n’auront jamais peut-être été aussi justes. C’est dans le cadre luxuriant et presque idyllique du Jardin des Tabatières que les coups d’archet de Sonia Wieder-Atherton, en dialogue avec André Markowicz, pourraient en démontrer l’intime force car c’est notamment de Bach, des suites de Bach dont il est ici puissamment question. Des suites dont la violoncelliste montre comment il s’agit de les interpréter, qui ouvre à toutes et à tous son atelier d’interprétations, qui manie l’archet pour montrer une manière d’œuvre en cours d’élaboration. Comme si la musique naissait sous nos yeux et se montrait à nos oreilles, plus mobiles que jamais.
Et c’est l’homme qui est ici encore au cœur de cette expérience musicale dans la mesure où il s’agit de se mettre en jeu dans l’interprétation – et à nouveau encore de se déplacer. De translater son art pour le faire glisser dans un ailleurs qui lui donne une autre qualité. C’est décidément l’effet « Mobile Homme » en deux temps : Sonia Wieder-Atherton rappelle combien tout d’abord Bach est enseigné pour jouer comme sans corps, sans matérialité. Il faudra le rappeler : on joue Bach sans y penser mais en le ressentant. Le second temps consiste à faire sortir le « Mobile Homme » de lui-même pour le dépayser musicalement : c’est Nina Simone qui, depuis son art, intime à l’interprète de Bach combien jouer c’est aussi faire glisser les sens et les faire sortir d’eux-mêmes. Le mobile homme est une femme.
Dans l’air vif et flambant du ciel de Lagrasse résonnent encore les coups d’archet que débute déjà la conférence de Jérôme Gaillardet face à la roche calcaire des Corbières. Le géologue – ou plutôt le géochimiste comme il le précise immédiatement – l’indique sans détours : nous vivons actuellement la 6e extinction, celle qui pèse sur l’humanité. L’homme a beau s’agiter dans tous les sens ou bien plutôt gesticuler : il fait semblant. Rien n’est fait depuis bientôt 50 ans pour éviter la catastrophe qui, inexorablement, vient et emportera l’humanité. C’est de la mort en direct, toute vive. Mais l’homme a la tête ailleurs, pensant oisivement qu’allant ailleurs il échappera à l’horreur d’ici. C’est là que le géochimiste intervient pour le dire : les 90 éléments qui composent chimiquement le monde sont comme 90 espions. 90 points de vue sur notre manière de mourir. 90 ailleurs qui décentrent notre regard, notamment le carbone qui laisse des empreintes comme on commet un crime.
L’anthropologue Chowra Makaremi raconte « l’Iran qui opprime, l’Iran qui, dans sa répression folle, a tué sa mère. »
Le public qui a précisément décentré son regard, qui regarde la roche calcaire de Lagrasse qui fait face au conférencier et l’entend dire que nous vivons dans la zone critique. Splendide expression qui renvoie à la seule zone habitable de la terre, la seule zone mais qu’avec application les hommes entendent détruire.
C’est de cette destruction dont il sera question dans la conférence finale de la journée avec la bouleversante intervention de Chowra Makaremi (photo en haut de page Idriss Bigou-Gilles) pour les politiques de la cruauté, politiques de l’attachement. L’anthropologue y raconte l’Iran qui opprime, l’Iran qui, dans sa répression folle, a tué sa mère. Car la raison des hommes est ici criminelle : il s’agit de réprimer, de tuer notamment les femmes qui résistent et qui manifestent. Les femmes iraniennes qui entendent faire entendre leurs voix, qui sont emprisonnées et qui sont réduites au silence – ou pire : au néant le plus intraitable.
C’est un désir presque forcené de guerre civile qui voudrait étreindre l’Iran quand ceux qui résistent entendent précisément résister à cette pente belliqueuse où on voudrait les entraîner. Mais l’heure tourne, la conférence prend fin, il est temps de s’acheminer encore un peu ailleurs. C’est indéfectiblement le mobile même des hommes.
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