Les orages sont nos guetteurs

par Johan Faerber

C’est comme une chaleur étouffante qui viendrait, tel un couvercle, se poser sur le ciel du Banquet comme pour l’empêcher d’explorer l’Ailleurs. On l’aura compris : dès potron-minet, l’orage guette Lagrasse. Comme une montagne grise qui glisse dans le ciel, l’orage pointe. Sa lourdeur n’a qu’un but : fatiguer les corps, échauffer les esprits, comme pour les faire sortir d’eux-mêmes et trouver alors un surcroît d’énergie. Et pour s’échauffer, les esprits vont s’échauffer. Ou plutôt se frotter aux idées comme la lampe du génie du conte. 
C’est évidemment, alors que les nuages rageusement s’amoncellent, le grand petit déjeuner où Maude Veilleux et Pierre Singaravélou dialoguent et se répondent au rythme des questions nourries d’un public qui, décidément, s’interroge sur cette histoire qui est une mobylette. Ou plutôt aussi pour savoir si cette histoire n’est pas là pour masquer des orages ou activer des tempêtes. Une histoire qui n’obéirait pas qu’à la science historiographique mais répondrait également peut-être d’une poétique du récit. Une poétique, à la Genette, où se feraient entendre une histoire à tambours et trompettes qui déchaînerait la foudre selon que l’on soit d’ici ou d’ailleurs. Cette tempête, pas encore celle qui menace dans le ciel, est celle de la poésie de Maude Veilleux qui s’est fait entendre la veille. Une déflagration qui installe Maude Veilleux comme l’une des révélations du Banquet.
Mais, inévitablement, alors que débute l’atelier de philosophie de Mathieu Potte-Bonneville, l’orage, spontané comme la colère, éclate. Et il a la rage. On dirait un enfant de cinq ans à qui on a confisqué un jouet. Et ça pleut. Dru. Les idées vont néanmoins se réfugier ailleurs, dans les jardins de l’abbaye où les Figures libres de Patrick Boucheron, qui fera entendre Pierre Singaravélou, l’attendent. Le calme est revenu. Le soleil resplendit. Mais quand même, comme toujours menaçant, l’orage plane.

Alors que débute l’atelier de philosophie, l’orage éclate, provoquant un repli express sous les tentes du jardin de l’abbaye.

Photo Idriss Bigou-Gilles

La chaleur monte d’un cran au Jardin des Tabatières : c’est la lecture et l’entretien de Fanny Taillandier autour de Farouches, deuxième tome de son orage fictionnel, Empires. Il s’agira ici de convoquer le couple du roman, Jean et Baya, ce couple qui habite dans ce paysage de Ligurie, aride et sec, si semblable à celui des Corbières. Ils vivent comme les festivaliers du Banquet dans un univers d’une chaleur harassante. Mais des sangliers ébranlent dans leurs courses des jardins. Ils arrachent tout sur leur passage. Ils sont comme un orage qui menace. Ils sont ailleurs mais dans quel ailleurs ? Celui des barbares, des intrus ? Ou bien ces sangliers ne sont-ils qu’une projection de la barbarie des personnages ? Et de quel ailleurs parlons-nous ? Fanny Taillandier lit, avec force, quelques extraits de son roman alors que la chaleur n’en finit pas d’être au-delà d’elle-même.
L’après-midi part alors comme ailleurs. Des nuages épais s’enroulent encore autour de Lagrasse. Il n’y a pas de silence ici puisqu’il y a les cloches, et toujours la menace de la pluie aujourd’hui. C’est alors le tour de Felwine Saar (photo Idriss Bigou-Gilles). Il fait une chaleur décidément jetée hors d’elle-même mais qu’à cela ne tienne le poète va nous entretenir d’un premier brasier. Sa parole se fait incandescente : elle revient sur une expérience de formation poétique, sur cette poésie qui depuis le Sénégal l’a fait advenir non comme un autre mais comme un ailleurs de lui-même. Et cet ailleurs, ce sont des poètes sortis d’eux-mêmes qui lui ont donné la force de sortir de lui-même, d’aller ailleurs mais aussi en soi chercher sa force vive : déclencher des orages, trouver des tempêtes alors que tout le monde est calme. Césaire mais aussi Rimbaud et Char qui rime décidément avec Felwine Saar dont le poète porte les traits de plume et la science de l’aphorisme aigu. Tu as bien fait de venir, comme ne disait pas l’autre avant de partir ailleurs.

Laure Murat, mardi soir, pendant sa conférence. Photo Idriss Bigou-Gilles

La nuit ne tombe pas mais doucement le ciel se couvre encore un peu davantage. Les nuages semblent alors former au-dessus de l’abbaye comme un édredon aussi imparfait que l’image qui voudrait vous le donner à voir. C’est déjà l’heure de la dernière conférence de la journée, et là encore elle est magistrale. C’est celle de Laure Murat qui revient, depuis une sentence d’Antonin Artaud qui clame que « Toutes les époques sont dégueulasses ! » sur le délicat problème des sensitive readers ou de ce qu’en français, les uns et les autres ont désigné comme les « démineurs ».
Déminer car chaque texte est un possible orage sur le point d’éclater. Il porte en lui un monde qu’on ne peut regarder en face, que certains voient venir dans notre temps comme parvenu d’ailleurs. Que faire de la misogynie crasse de James Bond ? Des N Words qui se multiplient ? De l’antisémitisme de Roald Dahl ? Comment continuer à lire ces livres et pourquoi se poser la question de la réécriture ? 
Comme souvent, l’argent est la clef mais la falsification aussi. On réécrit pour se conformer, ne pas perdre un marché et faire en sorte que le best-seller demeure un best-seller. Mais la falsification guette : les réécritures n’en sont pas et apparaissent comme des manières d’apprivoiser l’ici, de se fermer à un ailleurs : celui, pour les générations futures, de l’histoire de cette misogynie par exemple. Mais peut-être doit-on réfléchir à aller puiser dans un ailleurs, celui de la création pour que tout ce qui peut poser problème n’en pose plus ou devienne bien plutôt l’enjeu d’une matière à discussion construite, sans anathème. Les orages dans le texte n’éclateront pas.
Mais déjà le banquet arrive, les gens se pressent pour dîner. La chaleur monte encore un peu plus. Et puis finalement, comme la journée avait commencé, la pluie, drue, folle et bienfaisante, tombe. Ce n’est pas un orage : c’est une délivrance. Il va peut-être faire enfin frais, histoire qu’on reste effectivement et surtout : Ici. 

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Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 4-10 ans, tous les jours de 10 h à 13 h et de 17 h à 20 h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : atelier d’écriture, banquet du Banquet) : 100 € (plein tarif), 80 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Concert d’ouverture – Rodolphe Burger (3 août) : 18 €, 15 €, 10 €
  • Forfait journée : 20 €, 16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 6 €, 4 €, gratuit
  • Le banquet du Banquet (repas-spectacle du 9 août) : 40 €
  • Atelier d’écriture : 15 €, 12 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Siestes sonores et promenade botanique : 7,5 €, 6 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Visites éclectiques de l’abbaye : 11 €, 9 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Qi Gong : 5 € (inscription obligatoire)
  • Atelier de philosophie, Figure libre, La criée, Grand petit déjeuner : gratuit, sans réservation dans la limite des places disponibles.

Tarif réduit pour les étudiant·e·s, les 18-25 ans, les PSH, les bénéficiaires des minimas sociaux, les adhérent·e·s du Marque-page.

Tarif jeunes pour les -18 ans

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 27 57 57.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.