par Johan Faerber
C’est une rumeur venue d’ailleurs qui a comme enveloppé dès ce début de matinée, fraîche et vive, au grand soleil des Corbières, le grand petit déjeuner. Une question comme un hors sujet qui est venue pour dire qu’il fallait défrayer la chronique, secouer tous nos Ici pour nous ramener quelque part là-bas, de là d’où nous venions, que nous n’avions pas fui mais où, à toute force, on voulait nous ramener. Alors que les invités de la veille discutaient avec mesure et modération au bar des conférences et lectures, d’Emma Marsantes lue par Nathalie Pagnac, de Benoît Peeters à Etienne Davodeau, une question a saisi Sylvain Venayre. Que diable, lui qui venait parler de l’ailleurs générique de la bande dessinée, pensait-il de la Cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques ? Que diable pensait-il, d’ailleurs, de Marie-Antoinette, du « ça ira » entonné par un groupe de hard rock ? Où diable était par ailleurs Patrick Boucheron ?
Très courtois mais ferme, Sylvain Venayre déploya une réponse en deux temps : non seulement, il était ailleurs quand la Cérémonie des Jo a eu lieu. Et d’ailleurs, fit-il remarquer, je ne suis pas Patrick Boucheron. Stupeur et tremblements dans l’assemblée. Il fallait donc aller voir ailleurs.
La rumeur, comme durant la Révolution, ne s’est pas tue pour autant. La journée a continué, et elle a repris ailleurs. En plein cœur même du premier épisode, devant un public toujours plus nourri, des Figures libres de Patrick Boucheron au midi triomphant du grand chêne, Patrick Boucheron a décidé d’affronter la rumeur qui décidément rime avec ailleurs. Il en a vu d’autres, et arborant un t-shirt tonitruant des JO (photo Idriss Bigou-Gilles), Patrick Boucheron nous dit que, comme si nous allions de Nevers à Hiroshima, nous n’avions rien vu. Rien vu et rien entendu l’an passé quand il parlait car tout ce qu’il a scénarisé dans la Cérémonie des JO, oui, il l’avait dit ici même l’an passé. Il avait déjà dit, il avait laissé des indices. Comme chez Argento et De Palma, il faudrait voir si nous n’avions pas la tête ailleurs quand il en parlait. La cène, c’était là. La décapitation, c’était déjà là. Les drag queens, c’est déjà là. Ou plutôt : là sans y être, dans un ailleurs du langage où la vision s’est comme retirée, pour demeurer à la lisière des paupières.
L’historien Pierre Singaravélou photographié par Idriss Bigou-Gilles.
Boucheron donne une clef : la tablée, c’est la fraternité. La tablée, c’est bien sûr, Banquet oblige, Pierre Michon. En voilà un scoop pour les journalistes.
Mais la rumeur continue. Tout au long de la journée, en dépit du principal responsable qui a parlé, elle continue elle-même à produire du discours. Elle devient une machine qui ne cesse de produire un ailleurs d’elle-même. Mais, désormais, elle opère une dissémination heureuse. Elle se retourne dans les discours pour devenir un ailleurs bienveillant, drôle et caustique. C’est le cas de la très belle et forte intervention de Pierre Singaravélou où il revient sur ce qui a pu le fonder à penser ce que pouvait être l’ailleurs. Peut-être une part certaine de son enfance bordelaise, peut-être ce nom qui lui vient d’un grand-père qui lui-même l’a pris en hommage à une divinité. Vous savez cette divinité toute bleue, servie sur un plateau, qu’on voit partout. Ah non pardon, il ne s’agit nullement de Philippe Katerine. Décidément la rumeur est persistante.
D’ailleurs c’est pour tordre le cou à toutes les rumeurs sur l’ailleurs que Singaravélou pose l’idée claire et forte que l’Europe vit d’une relation spéculaire à l’Europe, que depuis lors elle n’a cessé d’entretenir une frontière brouillée avec l’ailleurs, et cette idée forte décidément entre toutes qui n’est pas une rumeur et que sa conférence a cherché à approcher. Une idée qui va chercher l’ailleurs de l’image dans sa puissance impressive : l’histoire est une mobylette.
L’histoire est une mobylette, c’est-à-dire une histoire qui, comme tous les cyclomoteurs, peut être volée, trafiquée et vendue pour des pièces de rechange et qui, surtout pour la faire passer ailleurs, peut être maquillée. C’est peu de dire que l’image emporte le public ailleurs : dans un questionnement sur la question si dense de l’assimilation, de l’homogénéisation, de l’intégration.
Edhem Eldem renverse les rumeurs persistantes : regarder ailleurs est l’apanage de l’Europe mais tout ceci n’est jamais innocent.
Ailleurs – comme une rumeur qui vient guetter chacun, qui enserre l’Europe : telle est peut-être l’entame de la très belle conférence également d’Edhem Eldem, celle des quêtes et regards croisés entre ici et ailleurs. Repartant de la direction éditoriale du Banquet, de la phrase de Montaigne qui indique que « nous pensons toujours ailleurs », Edhem Eldem compare successivement les représentations de l’Ailleurs, majuscule et voiles gonflées dehors, de l’Europe et de l’empire ottoman. Mais Edhem Eldem renverse les rumeurs persistantes sur les uns et sur les autres : regarder ailleurs est l’apanage de l’Europe mais tout ceci n’est jamais innocent. La Turquie reproche aujourd’hui à l’Europe d’importer des modes de vie que les Européens reprochaient il y a quelques siècles d’importer de l’empire de la Sublime Porte. Ce n’est pas une rumeur, c’est un fait.
Car tout est en train de disparaître, l’idéal de l’Europe est en train de sombrer, les autres ne sont plus que de dangereux intrus. Le pessimisme ébranle tout, finit Edhem Eldem. Mais peut-être venu de non loin, un autre ailleurs se dessine qui prendrait le nom de Walter Benjamin et qui nous intime, depuis des temps aussi sombres qui ne nous dépaysent hélas pas, combien il faut organiser le pessimisme.
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