Ce lundi, le public du Banquet a rendez-vous à 12 h pour la première Figure libre que Patrick Boucheron propose dans le parc de l’abbaye médiévale (photo Idriss Bigou-Gilles). Depuis le 9 juin et l’annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale qui faisait courir au pays le risque d’une victoire électorale propulsant le Rassemblement national au pouvoir, le professeur au Collège de France est descendu dans l’arène. Ses prises de position tour à tour dans Le Monde, Libération, ou encore L’Indépendant comme sur les antennes de France Inter, lui ont valu les foudres d’un camp conservateur qui ne le lâche plus d’une semelle depuis la publication de l’Histoire mondiale de la France en 2017.
Les attaques contre l’historien médiéviste se sont encore durcies après la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques à laquelle il a grandement contribué aux côtés du metteur en scène Thomas Jolly. Sur cette « expérience inédite », Patrick Boucheron revient dans l’entretien qu’il a accordé au Journal des arts de lire. Un événement dont il tire aussi des leçons pour les combats à venir.
En s’opposant frontalement à l’extrême droite, Patrick Boucheron a redonné du sens – en même tant qu’un coup d’accélérateur fulgurant – à la question de l’engagement des intellectuels. Et s’il renvoie à la rentrée de septembre les comptes qu’il faudra tenir de la période d’instabilité dans laquelle est entrée la République, attendons-nous à ce que la Figure libre de ce Banquet 2024 ne soit ni une parenthèse, ni une pause. A tout le moins une stase, ce moment où l’on ralentit pour reprendre sa respiration, regarder ailleurs et questionner le présent, mais sans jamais baisser les yeux.
Vous avez travaillé secrètement, pendant plus d’un an, avec le metteur en scène Thomas Jolly à la conception de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques Paris 2024 : que représente pour vous cette expérience inédite ?
C’est peu de dire que cette expérience était inédite pour moi — et elle l’était d’ailleurs pour nous toutes et tous puisqu’un tel événement n’avait pas vraiment d’équivalent. En sport on dirait : il n’y avait pas de « match de référence ». Il fallait donc se jeter à l’eau, et de ce point de vue, nous n’avons pas été déçus. Après quelques jours de recul, j’en retiens d’abord la joie, surprenante et intense, d’une écriture collective dont je n’avais guère l’habitude. Car lorsqu’on a la chance de travailler avec des artistes si puissants et surtout si précis que Thomas Jolly et son équipe rapprochée, on se dit qu’il est impossible de faire fausse route pourvu qu’on lâche la bride à l’imagination. Ensuite viennent les problèmes. Innombrables, surprenants, inventifs. Une suite extravagante de contraintes de tout ordre qui fait de ce spectacle une sorte de conjuration contre les malheurs des temps.
Invité le lendemain de la cérémonie sur France Inter, vous avez souligné la volonté commune des créatrices et créateurs du spectacle de « faire récit de notre diversité » et « d’affirmer énergiquement que c’est ainsi que l’on veut vivre ensemble » en France. Pourquoi était-il important que ce message hautement politique soit porté devant les téléspectateurs du monde entier ?
Sans doute parce que c’est le monde qui, en maintes occasions, nous renvoie à l’obligation de porter cette histoire trop grande pour nous. Au point d’alimenter les rancœurs et les ressentiments. Vous étonnerais-je si je vous dis que j’ai beaucoup pensé aux conversations que nous eûmes, Mathieu Riboulet et moi, en 2015 ? C’est dans Prendre dates, au moment de décrire « l’escorte des stupéfactions » qui fait de la grande manifestation du 11 janvier une émotion mondiale : « Elle est mondiale parce que le monde entier persiste à nous assimiler à la patrie des droits de l’homme et de la liberté d’expression, parce que le monde entier nous délègue le soin de porter ça, ce symbole, cette charge ». Je pense que j’avais envie d’alléger cette charge, de dédramatiser cette histoire — et alors, oui, c’est toujours la même affaire, celle de la jeunesse et des corps en mouvement, de notre capacité à faire des histoires, de ce qui « nous rend tout à la fois modestes et invincibles ».
« …Déjouer les imaginaires mortifères par la manifestation calme et généreuse d’une puissance qui ignore la force, et qui fait assaut d’autre chose que de grandeur martiale — disons de fraternité. »
Déjà en 2017, vous assigniez à l’Histoire mondiale de la France que vous avez dirigée aux éditions du Seuil « une ambition politique » au nom « d’une « conception pluraliste de l’histoire contre l’étrécissement identitaire ». Vous n’avez de cesse, depuis, de « déjouer les stéréotypes nationaux ». En quoi ce combat-là oblige-t-il l’historien que vous êtes ?
Il m’oblige en effet, même s’il n’est pas au cœur de mon travail d’historien. C’est à partir de 2015 qu’il m’a saisi, m’affublant de cette panoplie d’historien public qui n’est pas tout à fait mon genre, et qui n’est pas si facile à porter. Car si je ne mésestime pas son importance dans un engagement politique que je suis prêt à mener, je sais aussi que c’est pour des raisons narratives — j’allais dire pour des motifs de poétique de l’histoire — que j’y suis venu. D’une certaine manière, ce travail sur la cérémonie d’ouverture du 26 juillet 2024, où il fallait composer un récit sans parole, passant par le spectacle vivant, rythmé en douze « tableaux », renvoyait à ce que je ressens comme plus intimement mien : une histoire inquiète où il s’agit de « demeurer en mouvement » en laissant faire les images, une manière de déjouer les imaginaires mortifères par la manifestation calme et généreuse d’une puissance qui ignore la force, et qui fait assaut d’autre chose que de grandeur martiale — disons de fraternité.
Votre souci « d’accueillir l’étrange familiarité du lointain » ainsi que vous l’exprimez dans le texte d’ouverture de l’Histoire mondiale de la France, nous amène au thème du Banquet : « Penser et regarder ailleurs ». Quelle lecture faites-vous de la proposition ?
Une lecture au futur antérieur : que ce serait-il passé si, le contexte politique changeant de manière anticipée et inattendue, ce bon titre était devenu un très mauvais titre ? Imaginez : subissant un gouvernement d’extrême droite, nous déciderions de regarder ailleurs ? Cela n’a pas eu lieu, certes — et au fond, la question de savoir pourquoi cela n’a pas eu lieu est celle qui nous attend, très vite, à la rentrée. Elle n’appelle sans doute aucune réponse évidente. Mais il faudra, pour l’affronter avec courage et sérénité, ne pas oublier ce vertige moral. Cette proposition, je me souviens d’où elle vient. Lors d’une de mes conversations apéritives, je méditais sur une courte nouvelle de Stefan Zweig intitulée Les pécheurs du bord de Seine — tiens, déjà la Seine — en faisant remarquer que ceux qui détournent le regard de l’événement en cours (en l’occurrence ici l’exécution du roi Louis XVI le 21 janvier 1793 — tiens, déjà une décapitation) pouvaient regarder ailleurs sans avoir pour autant les yeux dans le vide.
Un livre-évènement lors de sa sortie en 2017, vaste chantier dirigé par Patrick Boucheron, reprenant à la lettre l’injonction de Jules Michelet dans son Introduction à l’histoire universelle de 1831 : « Ce ne serait pas trop de l’histoire du monde pour expliquer la France ».
Ce titre, Penser et regarder ailleurs, n’est pas sans rappeler celui du livre co-écrit avec Mathieu Riboulet, archive de vos conversations croisées, sous la halle, en août 2017 : Nous sommes ici, nous rêvons d’ailleurs. Si l’on vous lit bien, l’ailleurs existe. Il est là. La question serait donc : que faisons-nous avec ?
Nous faisons des histoires puisque, je cite une fois de plus l’envoi final de Nous campons sur les rives dont le livre dont vous parlez est la conversation reconstituée, « notre besoin d’installer quelque part sur la terre ce que nous avons rêvé ne connaît pas de fin ». Sortir de la tenaille entre le cosmopolitisme prétendument hors sol et l’identité prétendument enracinée est plus que jamais d’actualité. On l’a bien vu lors des récentes échéances électorales : nombreux sont celles et ceux qui ont « fait l’effort », comme disent une fois encore les commentateurs sportifs, entendez qu’ils ont fait mouvement. Et il faudrait tout figer à nouveau depuis les ancrages réputés immuables des identités politiques ? C’est évidemment le contraire qu’il convient de faire : commencer par dresser l’inventaire de nos déplacements.
« La tâche de l’historien consiste à nous séparer du passé… »
Historien, vous êtes spécialiste de cet ailleurs dans le temps qu’est le Moyen Age, mais par vos activités et engagements, profondément ancré dans le monde d’aujourd’hui. Que signifie, pour vous, faire de « l’histoire au présent » selon votre propre expression ?
A celles et ceux qui veulent nous le rendre trop familier, il est utile de rappeler que le Moyen Âge est une terre étrangère, un monde presque entièrement englouti, et que la tâche de l’historien consiste à nous séparer du passé. Entre le Moyen Âge et nous s’interpose l’épaisse couche des siècles, ou plutôt des souvenirs accumulés. Il est évidemment possible d’en entreprendre l’archéologie. Pas pour chercher des trésors enfouis, mais pour retrouver cette énergie fossile du passé — et alors peut se déployer, entre le Moyen Âge et nous, quelque chose comme une politique de l’amitié. C’est de cette étoffe là qu’est fait « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » — puisque vous avez raison, n’est pas historien pour moi celui qui n’est pas amoureux du présent.
Il est pour vous un ailleurs que vous révélez plus intime dans votre livre Les colonnes de San Lorenzo : l’Italie et la ville de Milan en particulier. Est-ce là votre « arrière-pays » comme aurait dit Yves Bonnefoy ?
Oui, j’ai écrit ce petit livre pour faire la peau à cette expression toute faite : « je m’y retrouve ». On irait voir ailleurs (dans le temps ou dans l’espace) pour se retrouver, vraiment ? Pire encore, pour se ressourcer ? C’est évidemment tout le contraire : si l’on ne cherche pas à se dissocier, à s’arracher à soi-même, ce n’est pas la peine, autant rester chez soi. Oui, ce petit lopin milanais est une part arrachée de moi-même. Dans un des textes que Mathieu Potte-Bonneville va commenter cette semaine, Yves Bonnefoy le dit très bien : « Non pas le désir d’un lieu autre, comme dans les rêveries d’arrière-pays. Mais l’évidence d’un lieu qui est mon ici même, effaçant toute pensée d’un ailleurs ».
Ce lundi, le public du Banquet a rendez-vous avec vous dès 12 h dans le parc de l’abbaye médiévale pour le premier épisode d’une nouvelle Figure libre qui nous tiendra jusqu’à vendredi prochain. Ici et ailleurs à la fois ? Pas si loin, au fond, de ce « nous » qui vous est si cher ?
Déjà ? Ce lundi ? Je ne suis vraiment pas prêt ! Merci de me rappeler à l’ordre, cet ordre du « nous » qui est à la fois impérieux et indéterminé.
Recueilli par Serge Bonnery
Centre culturel de rencontre : « la bataille culturelle est engagée »
Depuis sa création, au printemps dernier, Patrick Boucheron préside le conseil scientifique du Centre culturel de rencontre Les arts de lire. Quel rôle doit jouer cette nouvelle instance ? Et quelle orientation souhaite-t-il donner à sa présidence ? La réponse est sans détour :
Accompagner et éclairer la politique de l’EPCC (1) des arts de lire, et ce dans sa double dimension événementielle et bâtimentaire. J’entends donner à cette orientation générale une dynamique clairement offensive car tout, dans le contexte local et national, appelle désormais des choix clairs et assumés. Nous élargirons pour cela progressivement le conseil scientifique. Car tout le monde, je crois, a compris que désormais, la bataille culturelle est engagée.
(1) L’Etablissement public de coopération culturelle (EPCC) est la structure juridique qui porte le Centre culturel de rencontre Les arts de Lire.
Repères bibliographiques
Conjurer la peur, essai sur la force politique des images, de Patrick Boucheron. Seuil, 2013.
Histoire mondiale de la France, sous la direction de Patrick Boucheron, Seuil, 2017.
Prendre dates, de Mathieu Riboulet et Patrick Boucheron, Verdier, 2015.
Nous campons sur les rives, de Mathieu Riboulet, Verdier, 2018.
L’archive des conversations entre Mathieu Riboulet et Patrick Boucheron, sous la halle de Lagrasse lors du Banquet du livre d’août 2017.
Nous sommes ici, nous rêvons d’ailleurs, de Mathieu Riboulet et Patrick Boucheron, avec une préface de Christophe Pradeau, Verdier, 2022.
Les colonnes de San Lorenzo, de Patrick Boucheron, Sun Sun éditions, 2023.
L’arrière-pays, d’Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 2005.