Musicien inclassable qui se joue des genres comme des frontières, Rodolphe Burger (photo Julien Mignot) avait accordé un entretien au Journal des arts de lire quelques jours avant le concert d’ouverture qu’il a été contraint d’annuler en raison d’un deuil familial. Le thème du Banquet du livre, « Penser et regarder ailleurs », ne pouvait trouver meilleur ambassadeur en la personne de ce musicien porté par le goût de l’échange et du partage tant avec des musiciens qu’avec des écrivains. Rodolphe Burger avait à cœur d’être présent à Lagrasse où il avait prévu de rester plusieurs jours pour suivre le déroulement du Banquet. Raison de plus pour maintenir la publication de cet entretien. Musique !
Vos collaborations multiples avec des musiciens de tous horizons en témoignent : quand vous faites de la musique, vous n’êtes jamais seul. Pourquoi, à ce point, ce goût des autres qui vous habite ?
C’est vrai, j’ai développé beaucoup de collaborations, surtout après les années Kat Onoma qui furent en quelque sorte mes années de formation ou de « re-formation » car j’ai fait de la musique très tôt dans ma vie. Avec Kat Onoma, nous n’étions certes pas enfermés mais plutôt concentrés sur notre travail. C’est à partir des années 90 que j’ai commencé à travailler avec d’autres musiciens en répondant souvent à des sollicitations. Chacune de ces expériences a contribué à développer en moi un certain appétit pour le travail partagé. Même quand on dit être en « solo », on n’est en vérité jamais seul. Il y a les musiciens avec qui on crée, mais aussi les techniciens, ingénieurs du son, sans qui on ne ferait rien.
Vous vous intéressez à des musiques, des langues, des écritures d’horizons différents. Le métissage est-il votre signature ?
Oui, mais le terme métissage peut aussi prêter à malentendu. Il ne s’agit pas pour moi de tendre vers une fusion musicale. Il s’agirait plutôt de démontrer que l’on peut aller vers l’autre sans se perdre. Comme si quelque chose de plus large s’écrivait grâce à la contribution d’autres que moi.
Une confrontation, donc, un dialogue comme on le voit par exemple dans le projet Mademoiselle partagé avec Mehdi Haddab et Sofiane Said (1) ?
Mademoiselle est tout sauf un projet artificiel où on se dirait qu’on va mettre ensemble du rock, du raï et du blues dans un habillage électronique… A la base, il y a des rencontres singulières. Mademoiselle n’est ni une synthèse, ni un collage. Pour que ce genre de projet fonctionne, il faut parvenir à un vrai tressage musical. Dans le cas de Mademoiselle, en plus, les choses remontent loin dans le temps. Le compagnonnage avec Rachid Taha avait ouvert des horizons… et puis un jour, ça advient, comme une évidence musicale.
Il y a quelque chose de fascinant dans la façon dont les musiques circulent
Si on dessinait une « colonne vertébrale » de Rodolphe Burger, on pourrait partir de Franz Schubert puis passer par le bluesman des années vingt Mississippi John Hurt, Ornette Coleman et enfin Kraftwerk… C’est un exemple parmi d’autres possibles vous concernant mais qui témoigne de votre appétence pour tout ce qui vient d’ailleurs…
Mais c’est précisément ça, l’histoire de la musique : elle s’écrit toujours d’une manière singulière. Et surtout il y a une contre-histoire que les musiciens connaissent. J’ai beaucoup parlé de ça avec le guitariste anglais Justin Adams (2) qui avait, entre autres, produit Rachid Taha. C’est quelqu’un de particulièrement ouvert aux musiques dites « du monde » et qui est habité par la passion de découvrir des rapprochements possibles entre des musiques en apparence éloignées, là où la notion de territoire ne fonctionne plus et où il n’y a que circulation. Il y a quelque chose de fascinant dans la façon dont les musiques circulent.
Ces ailleurs, ils s’entendent aussi dans les langues que vous pratiquez. Vous pouvez changer tour à tour en anglais, français, allemand, italien…
J’aime chanter dans d’autres langues que le français. Il y a une part de jeu dans tout ça. Il m’est même arrivé d’essayer de chanter dans des langues que je ne connais pas du tout comme le chinois ou l’espagnol… Est-ce que cela a un lien avec mes origines frontalières ? Il y a en Alsace une problématique linguistique bien particulière. Quelle est exactement ma langue maternelle ? Pour des raisons historiques, ma grand-mère parlait mieux l’allemand que le français. J’ai aussi vécu avec une tante paysanne qui, elle, parlait mieux l’alsacien que le français…
La proximité avec des écrivains comme Olivier Cadiot ou Pierre Alferi, des philosophes comme Vinciane Despret avec qui vous avez réalisé un livre dans lequel figure une de vos chansons (3), la poésie de Mahmoud Darwich qui vous touche profondément… Comment se construit votre relation à l’écriture du point de vue du musicien que vous êtes ?
J’ai la chance d’avoir été très ami avec Pierre Alferi malheureusement disparu. C’était un artiste de la langue prodigieux. Lui, Olivier Cadiot ou d’autres, je les sollicite parce qu’ils m’aident à trouver cet idiome qui n’existe pas vraiment et qu’il faut inventer pour le glisser, parfois en contrebande, dans ces objets que sont les chansons. Dans les chansons, il s’agit d’élever le niveau de la musique et peut-être aussi celui de la langue. Quand je parle d’élévation, j’entends la recherche de quelque chose d’inoui. La chanson Cheval-mouvement (4), écrite avec Olivier Cadiot, est un découpage à l’intérieur d’un texte fleuve qu’il m’avait envoyé par fax et qui paraissait de prime abord impossible à mettre en musique mais qui s’est révélé comme une sorte de rap un peu étrange. L’idée, c’est de parvenir toujours à une fluidité. Que le résultat ne soit pas artificiel. Quand je travaille avec des écrivains, je ne cherche pas à créer un rock littéraire. Au contraire, ma joie est de parvenir à ce que l’ensemble, musique et texte, fonctionne exactement comme une chanson, et une chanson c’est du fluide…
Tout ce dont nous parlons depuis tout à l’heure renvoie d’une certaine manière à cet « ailleurs » – singulier ou pluriel – qui est au cœur même du Banquet du livre. Que représente pour vous la recherche de l’ailleurs ?
La musique est un véhicule incroyable pour aller à la rencontre des autres, de régions ou de langues lointaines. J’ai souvenir de ma première rencontre avec des musiciens ouzbek à Tachkent. J’étais allé vers eux par passion pour leur musique, leurs instruments et leur manière d’en jouer. Fallait-il encore qu’ils trouvent de leur côté l’espace pour s’exprimer. J’y suis donc allé avec prudence, accompagné d’un interprète afin de faciliter la communication et puis très vite, nous nous sommes trouvés musicalement. Le blues a aussi cette vertu : c’est un espéranto musical qui permet de se connecter à toutes sortes de gens et de musiques.
Recueilli par Serge Bonnery
(1) Mademoiselle, qui réunit Mehdi Haddab (oud électrique) et Sofiane Said (voix, claviers, machines, basse) autour de Rodolphe Burger, a fait l’objet d’un album sorti sous le label Dernière Bande.
(2) Guitariste de rock anglais qui s’est tourné vers les musiques africaines.
(3) Le livre Wonderama, co-signé par Vinciane Despret (texte), Hugues Reip (dessins) et Rodolphe Burger (musique) est publié aux éditions Macula.
(4) La chanson Cheval-mouvement figure sur l’album éponyme réalisé en 1993 pour le label Dernière Bande.