Géographies, alibi de l’ailleurs ? (2) – La réussite éditoriale de Jean Malaurie tient grandement au talent des auteurs qu’il a sollicités, un casting remarquable sur un demi-siècle. Mais le titre « Terre Humaine » est aussi une trouvaille : Gallimard avait une collection estimable, sobrement intitulée « Géographie humaine » et pilotée par Pierre Deffontaines, mais un peu plombée par le rappel de la « géo ». « Terre humaine » annonçait un humanisme diversifié par les lieux et les cieux de ses témoignages. La collection a aussi accompagné la décolonisation, avant que la mondialisation ne brouille les cartes et les sociétés, ailleurs et ici. C’était aussi le temps de L’usage du monde de Nicolas Bouvier. Au XXIe siècle, ces bonnes pages font figures de mémoires d’outre-tomes dans nos bibliothèques.
Notre écoumène n’est plus une mosaïque promise à des Équipées, pour reprendre le titre du bel essai ethnocentré de Victor Segalen. La curiosité à l’ancienne, que nous avons exercée sur les autres dans leurs paysages, est surannée. Il faut que nous ajustions notre vision et notre écoute aux signaux qui nous viennent, non d’une autre planète, mais de la nôtre…
Pour ma part – écho d’un ancrage dans le siècle passé – je fais appel à ces truchements que sont mes jeunes amis d’En attendant Nadeau (un sage essentiel, lui) : je clique sur « Littérature étrangère ». Ce 3 août, par exemple, on m’invite à lire À la saison des abricots, de la poétesse palestinienne Carol Sansour. Dans la tesselle de ruines qu’est Gaza, un verger serait-il encore productif, ou la poésie en serait-elle le fruit rescapé ?
Regardée … d’ici ou d’ailleurs, la terre des 9 milliards d’hommes et de femmes n’a pas bonne mine. Vue, non plus d’un ciel exupéryen mais du robot sans merci de Google Earth, elle a, au moins, les traits tirés et le teint cireux. L’exclamation du professeur Tournesol devant le hublot de son stromboscope « La Terre, notre bonne vieille Terre, vue à plus de 10 000 kilomètres » serait déplacée.
L’anthropique est triste – terre humaine oblige !
Nos exploits techniques nous font les témoins de nos œuvres de prédateurs, toutes sociétés confondues. La ronde incessante des spots nous fait quotidiennement un état des lieux qui attestent que nous sommes des locataires inconséquents de la planète. Au Balcon, le voyant Baudelaire avait perçu le mal affleurant à ses débuts « Nous avons dit souvent d’impérissables choses / Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon ».
Ailleurs… depuis l’espace, les poumons verts amazoniens ou indonésiens sont lacérés ; sous les toits du monde, les hautes vallées sont menacées par lacs, transitions des glaciers ; les sahels, marges des déserts, sont annexés par l’empire aride, cette grande diagonale du vide qui court de l’Atlantique à la Mer Jaune ; les atolls pacifiques sont submergés par les eaux des inlandsis à bout de glace… Ici, dans notre « paradis » tempéré, le thermostat et l’aquastat sont à surveiller, canicules, sécheresses, crues affectent inégalement déjà les cases territoriales et les classes sociales, et l’Office national des Forêts (ONF) se place sous le label Giono pour planter des arbres tolérant la chaleur sèche plus au nord.
Après avoir regardé, que penser ? Notre âge numérique est réglé par des logiciels. Pour garder la planète habitable nous devons les doubler par des logis-terre…
Les systèmes d’informations géographiques (SIG) établissent en temps dit réel l’état de nos lieux – l’IA aura-t-elle un soupçon de sens géographique pour gérer l’anthropocène ? Un certain Louis Poirier– alias Julien Gracq – avait proposé en 1947 l’expression de « quaternaire historique » pour désigner le régime aménagiste que les sociétés modernes avaient développé. Il préfigurait notre anthropocène, où aujourd’hui d’innombrables vies minuscules sont, ici et ailleurs, partout, embarquées dans les grands cycles océaniques et atmosphériques.
-o-
Jean-Louis Tissier est géographe. Il vit et travaille entre Paris et Surgy, aux frontières des départements de la Nièvre et de l’Yonne.Enseignant séminal à l’ENS Saint-Cloud à partir de 1972, il est professeur honoraire de Géographie à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et contributeur régulier d’En attendant Nadeau.