Pour répondre à la question, je n’emprunterai pas les voies de la théorie générale, dont je suis loin d’être un spécialiste, je m’appuierai plutôt dans ce billet sur un seul exemple tiré de mon expérience personnelle de traducteur du roman écrit en catalan par Najat El Hachmi, Mère de lait et de miel (Mare de llet i mel), traduit en 2022 et publié en 2023 chez Verdier.
J’ai entrepris cette traduction quelques mois après une polémique retentissante : plusieurs traducteurs du long poème lu par Amanda Gorman lors de l’investiture de Joe Biden en 2021 ont été récusés au motif qu’une poétesse néerlandaise blanche ou un écrivain catalan, traducteur chevronné, ne pouvaient faire partager dans leur langue la poésie d’Amanda Gorman, n’ayant pas eux-mêmes vécu la condition d’une femme noire confrontée à toutes sortes de discriminations. Bien que la question ne se soit jamais posée en ces termes ni pour Najat El Hachmi, ni pour les éditeurs de l’original ni pour les éditeurs de la traduction, faisons comme si pour en tirer quelques réflexions sur ce qui est en jeu dans cette traduction.
André Markowicz : « Cette idéologie de l’atomisation de l’humanité selon la couleur de la peau, la race, l’ethnie, que sais-je, est le contraire absolu de la traduction »
Pour faire court : « Il saute aux yeux » que mon identité « visible » est assez éloignée de celle d’une jeune femme née en milieu rural marocain, de langue amazighe dans son enfance, élevée dans la religion musulmane et émigrée en Catalogne. Si l’on en croit les termes de la polémique, la question de ma légitimité aurait pu se poser pour ma traduction de cette autrice dont « l’identité » et l’expérience semblent si éloignées de la mienne.
Je laisse André Markowicz répondre à la question générale de l’identité auteur-traducteur dans sa tribune du Monde : « Cette idéologie de l’atomisation de l’humanité selon la couleur de la peau, la race, l’ethnie, que sais-je, est le contraire absolu de la traduction, qui est, d’abord et avant tout, partage et empathie, accueil de l’autre, de ce qui n’est pas soi ». « Personne n’a le droit de me dire ce que j’ai le droit de traduire ou pas. Chacun, en revanche, a le droit de juger si je suis capable de le faire. C’est-à-dire si, par mon travail, je suis capable de faire entendre, par ma voix, par la matérialité de mes mots, la voix d’un ou d’une autre – sans la réduire à celle qui est censée être la mienne. Si ma voix est assez accueillante, assez libre pour en faire entendre d’autres. »
Si la question de nos « identités » si différentes n’est pas la question primordiale, la bonne interrogation devient : Quelles compétences et quelles ressources sont mises en œuvre pour faire entendre par ma voix la voix d’une autre ?
Le roman du père, paru en 20069 dans sa traduction française.
En premier lieu, ce roman, bien qu’il soit souvent rangé dans la catégorie « romans de l’émigration » n’est pas l’expression d’une communauté supposée par l’une de ses membres mais avant tout l’œuvre singulière d’une personne singulière et il occupe une place particulière dans l’œuvre de l’autrice catalane. De son aveu même, il s’agit de « faire entendre la voix de la mère » après avoir écrit le roman « du père » (Le dernier patriarche, traduit par Anne Charlon chez Actes Sud en 2009) et celui de « la fille » (La fille étrangère, non traduit) d’où son beau titre Mère de lait et de miel. Le personnage central est une femme illettrée élevée en milieu rural musulman marocain émigrée avec sa fille dans un pays européen (« chrétien ») à la recherche du mari-père qui les a abandonnées.
Élément essentiel : ce n’est pas d’abord au traducteur mais à l’autrice elle-même que s’est posée la question des ressources à solliciter et à mettre en œuvre pour mener à bien son projet littéraire. « Rendre justice à la mère » en décrivant le parcours d’une vie de femme depuis le premier jour l’a exposée à une première contradiction : un roman biographique « linéaire » (à la troisième personne) de la naissance à l’émigration et au-delà ne fonctionnait pas pour « donner une voix » à l’héroïne. D’un autre côté, un texte autobiographique (à la première personne) écrit par une femme illettrée ne fonctionnait pas non plus à cause de son invraisemblance et du grand écart entre l’oralité de l’héroïne et la forme écrite du texte. La contradiction a été résolue par l’adoption de la forme définitive du roman : des chapitres où Fatima, la mère émigrée, fait le récit rétrospectif de son émigration alternent avec des chapitres où est évoquée par l’autrice-narratrice la vie de cette même Fatima de la naissance au mariage et à l’émigration.
Pour que l’ensemble fonctionne comme un tout cohérent, il a fallu que l’autrice affronte la question de la langue (des langues) écrite(s) et parlée(s). Le discours de Fatima est rapporté en catalan alors qu’elle s’exprime exclusivement en amazigh. Ce que j’ai devant les yeux, d’abord en tant que lecteur, puis en tant que traducteur, est en fait déjà un jeu complexe de traductions : non pas la transcription « fidèle » d’une oralité « ordinaire » mais la tentative de faire entendre dans une langue fortement normée qui possède une écriture et une littérature (le catalan « standard »), la parole d’une femme rapportant son expérience singulière dans une langue minoritaire, propre à son groupe social d’origine (l’amazigh rifain) qui n’a ni écriture ni littérature.
« Le défi de la traduction est de savoir retrouver et transmettre les formes inspirées de l’oralité traditionnelle »
Najat El Hachmi a résolu cette nouvelle contradiction en romancière. Le récit du quotidien de Fatima est au plus près de la réalité vécue par elle mais ce qui lui donne forme de récit et qui le rend transposable et entendable par l’écriture, c’est l’usage des formules, dictons, proverbes et figures de style qui donnent une forme « contée » à ce qu’elle raconte. Ce choix n’est pas dû au hasard, il renvoie à l’expérience de la protagoniste issue, comme il apparaît dans les deux parties alternées du roman, d’une lignée de conteuses qui font passer, de génération en génération, une vision du monde et un ensemble de savoirs acquis et transmis dans l’oralité. L’entrée de cette voix singulière en littérature puise dans les ressources de cette autre « littérature », orale, un savoir dont des générations de femmes sont familières, comme l’est l’autrice, elle-même héritière d’une telle transmission. Dès l’ouverture du roman, un dispositif est en place : l’héroïne s’adresse à ses sœurs rassemblées en auditoire de la conteuse. Grâce à ce savoir et à cette pratique-là de l’oralité, Fatima donne au récit de son long périple dans l’émigration en terre étrangère la forme, familière à ses sœurs à qui elle est censée s’adresser, de l’aventure contée. Le texte catalan, à travers ce dispositif, nous fait partager en écriture cette parole et ses modes d’expression dans l’oralité.
Que traduit le traducteur ? Le récit rapporté, bien entendu, mais aussi, indissociablement, ce feuilletage (à déplier et à replier) de transpositions et de traduction diverses qui soutient le texte d’arrivée en catalan. S’agissant de compétence et non d’identité, le fait que le traducteur soit par ailleurs un ethnologue ayant longuement fréquenté la « littérature orale » n’est sans doute pas inutile… Mais il faut aussi qu’il soit bon connaisseur de la littérature écrite catalane car c’est d’elle et d’une longue lignée d’écrivaines féminines et féministes que se réclame l’autrice, qui a été contrainte dès ses précoces débuts littéraires (Moi aussi je suis catalane, non traduit) de refuser l’identité assignée de jeune Arabe qui écrit (Lundi, ils nous aimeront, à paraître chez Verdier).
Cet héritage revendiqué est très présent dans le texte du roman. Le défi de la traduction est donc de savoir retrouver et transmettre les formes inspirées de l’oralité « traditionnelle », mais aussi les formes inspirées du roman féminin catalan dans l’évocation d’une réalité à première vue totalement étrangère. La traduction n’étant pas un commentaire, le résultat invisible du travail des mots dans le détail doit donner au texte livré à la lecture en français une cohérence qui rende justice à ce qui est au fondement de l’écriture de Najat El Hachmi dans ce roman : un « réalisme poétique » qui nous rend l’étranger à la fois étrange et familier.
Dominique Blanc est anthropologue et traducteur littéraire. Il a notamment traduit les romans de Miguel Delibes et Felipe Hernandez aux éditions Verdier. Il est par ailleurs membre du conseil d’administration de l’association Le Marque-Page.