Fouiller à Tautavel :  L’archéologie préhistorique est un art de lire

Il est tôt et il fait déjà très chaud sur le sentier qui serpente à flanc de garrigue en direction de la Caune de l’Arago, cette grotte du massif des Corbières où, le 22 juillet 1971, l’équipe d’Henry et Marie-Antoinette de Lumley exhumait le célèbre crâne de l’homme de Tautavel. 

Le site, toujours fouillé aujourd’hui, est placé sous la responsabilité du géoarchéologue Christian Perrenoud, ingénieur au Muséum national d’histoire naturelle (photo). Depuis 2007, c’est ce grand gaillard longiligne à l’accent franc-comtois qui dirige les fouilles et qui, en cette matinée de juin, nous guide dans un concert de cigales sur les chemins escarpés de la préhistoire.

Parvenus sur le replat d’où l’on accède à la grotte, un paysage grandiose s’offre à notre regard. Face à nous, des falaises calcaires vieilles de 150 millions d’années. Les mêmes que contemplait l’homme de Tautavel voici 450 000 ans. « La topographie est relativement proche », confirme Christian Perrenoud. « Il y a aujourd’hui, entre autres, plus d’éboulis calcaires sur les pentes et le fond de vallée est plus bas d’une petite vingtaine de mètres ». L’endroit a tout pour séduire un nomade chasseur cueilleur de ces temps reculés. Il dispose, en altitude, d’un formidable poste d’observation d’où il peut sans peine guetter ses proies. « On a une bonne acoustique », fait-il aussi remarquer. On perçoit en effet très distinctement le bruit de moteur d’une voiture qui circule dans la plaine. « Un troupeau de chevaux qui déboulait, l’Homme l’entendait sans peine ». 

La vallée de Tautavel vue de la Caune de l’Arago.

Seule la végétation a changé. Il y a 450 000 ans, l’endroit, venté et glacial, était recouvert de steppe. La grotte constituait un abri qui protégeait le groupe humain non seulement du froid mais aussi des grands carnivores. Loups, lions, panthères, dholes – sortes de chiens sauvages – pouvaient représenter pour lui un danger. « Et n’oublions pas le point d’eau », situé au pied de la falaise à la sortie des gorges du Gouleyrous. « Il était indispensable à l’Homme pour boire », souligne Christian Perrenoud, « mais un point d’eau attire aussi les animaux, ce qui en fait un excellent lieu de chasse ».

Comme un exemplaire des écrits de Pline

Tout au long de notre visite, le responsable des fouilles de Tautavel file la métaphore du livre. Ici, quelque 600 000 ans de Préhistoire sont incrustés dans la terre. La grotte : une archive dont les chercheurs tournent une à une les pages. L’archéologie préhistorique est un art de lire. Pour comprendre comment vivaient les premiers humains, il faut reconstituer un puzzle gigantesque dont la Caune de l’Arago livre les fragments en abondance et pour cela, il faut savoir lire les paysages et les sols. 

« Fouiller est une lourde responsabilité », prévient Christian Perrenoud. « C’est comme si on vous confiait le tout dernier exemplaire des écrits de Pline retrouvé dans un vieux monastère et que vous étiez le seul à pouvoir le lire. Vous prenez des notes, des photos et puis soudain… » le doute, l’angoisse de n’avoir pas bien noté telle information. « On n’a pas le droit ! », s’exclame le chercheur. Pas le droit de passer à côté du plus petit détail car là réside le drame que l’archéologue vit comme une déchirure : « Au fur et à mesure qu’on lit les pages du livre imprimées dans le sol, elles disparaissent ». « En la fouillant, confesse Christian Perrenoud, nous détruisons notre archive ».

Carnet de notes d’un archéologue à Tautavel.

Lorsqu’un niveau est fouillé, il est irrémédiablement perdu. Ce n’est pas pour rien que dans le lexique archéologique, on parle de « décapage ». Cette réalité implacable est à l’origine de la méthode de fouilles popularisée par Louis Méroc dès 1946. Il fut parmi les tout premiers à exiger la notation de la position précise des objets mis au jour sur le site avant leur enlèvement. Avec André Leroi-Gourhan, elle est adoptée par la génération d’archéologues de l’après-guerre. A Tautavel, en 1964, Henry et Marie-Antoinette de Lumley l’adapteront à leur tour aux spécificités de la Caune de l’Arago. Cette méthode se résume en un mot : la précision.

L’archéologue de Tautavel ne se contente pas de fouiller le sol. En plus de ses outils traditionnels, il est équipé d’une trousse remplie de crayons de différentes couleurs. Il dispose aussi de papier millimétré dont il fera un usage permanent sur le lieu-même de ses investigations. Car l’archéologue dessine. Il note avec la plus extrême rigueur la position exacte de l’objet avant qu’il soit extrait de son emplacement d’origine et envoyé en laboratoire pour y être étudié. C’est un travail de fourmi. C’est long, fastidieux mais indispensable à la conservation de chaque page du livre. C’est à ce prix que les générations futures pourront les lire à leur tour et poursuivre l’enquête malgré la disparition du feuillet originel.      

Les humanités préhistoriques

Les fouilles actuelles sont menées par une équipe composée de chercheuses et de chercheurs basés au Centre européen de recherche préhistorique de Tautavel rattaché à l’université de Perpignan Via Domitia, au Muséum national d’histoire naturelle et à l’Institut de paléontologie humaine. Elle travaille sur l’histoire naturelle des humanités préhistoriques et s’intéresse particulièrement aux premiers occupants de l’Europe : quand les premiers humains sont-ils arrivés ? Quelles technologies maîtrisaient-ils ? Pourquoi, à certaines périodes données, il n’y a pas ou très peu d’habitats ? N’y avait-il plus personne ? La première vague s’est-elle éteinte ? Ou n’a-t-on pas encore trouvé les sites ? Y a-t-il eu une deuxième vague ou bien les humains, sur place, ont-ils réinventé le biface déjà connu en Afrique et que l’on retrouve ici ? « Ce type de programme est élaboré par les enseignants-chercheurs et les ingénieurs de l’équipe qui, sur le terrain, encadrent des bénévoles », explique Christian Perrenoud. Il insiste sur l’importance du bénévolat : « C’est primordial. Parmi les cinq missions du Museum, il y a la transmission des connaissances et la formation ». 

Le chantier de fouilles de la Caune de l’Arago.

Christian Perrenoud sait de quoi il parle. Il est, lui, un pur produit de « l’école » de Lumley : « Quand j’étais jeune étudiant, c’est ici que j’ai effectué, en 1986, mon tout premier chantier de fouilles. J’étais candidat au master du Museum à Paris et Monsieur de Lumley m’a accepté dans son équipe ». Des étudiants bénévoles fouillent toujours à Tautavel. Jusqu’en 2018, ils étaient près d’une centaine, entre juin et août, à constituer l’équipe. « Il nous est arrivé d’accueillir jusqu’à une vingtaine de nationalités différentes. » 

La position du fouilleur couché

Retour à la grotte. Attention ! On se déchausse et on regarde où on pose son pied. Pas question de détériorer les pages du livre. L’échafaudage installé dans la Caune de l’Arago ne sert pas à s’élever dans les airs selon son usage le plus courant. Ici, il permet au fouilleur de se situer au plus près du sol sans le toucher. La position du fouilleur couché est un grand classique de l’investigation archéologique. « L’idéal serait qu’il n’y ait même pas de pied d’échafaudage posé au sol et que l’on soit suspendu… », rêve Christian Perrenoud avant de redescendre sur terre. « Il faut s’adapter aux contraintes de sécurité », doit-il concéder.  

Nous voici donc à plat ventre, dominant un carré de terre révélé après l’enlèvement de plusieurs couches de sable stériles et où affleure une quantité impressionnante d’ossements fossiles. Sous nos yeux, la photographie d’un moment de la vie dans la grotte à une période donnée. Pas de restes humains encore détectés ici. Il faudra se contenter d’une vertèbre de cheval, d’une astragale ou d’une omoplate de renne, mais c’est déjà extraordinaire de caresser d’un coup de pinceau un objet vieux de quelque 560 000 ans posé là, « tel que l’homme l’a abandonné ». Car « ici, il y avait des hommes, des femmes, des enfants qui gambadaient, des pépés, des mémés… Quand le silence règne, on les entend presque. C’est quand même extraordinaire », s’émerveille Christian Perrenoud. Mais l’émotion est vite chassée : « Pendant qu’on fouille, il faut rester efficace ».  

Christian Perrenoud veille jour et nuit sur le chantier de fouilles.

Face à cet amas, le fouilleur progresse à tâtons, avec doigté, les yeux rivés sur le millimètre carré qu’il gratte à l’aide d’une sonde dentaire, la même qu’utilise votre dentiste quand il cure vos dents cariées. L’œil et la main travaillent de concert. Pas question de penser à sa petite amie ou téléphoner à sa grand-mère qui vit seule à l’autre bout de la planète. Un bon fouilleur est « méticuleux, humble, méthodique et précis ». Ainsi va-t-il de découverte en découverte. Des objets, toujours plus d’objets : « Ici, il y en a partout. Dans beaucoup de sites, cette densité est exceptionnelle. A la Caune de l’Arago, la profusion est la règle », jubile Christian Perrenoud.

Mais, car il y a un grand mais, en archéologie trouver un objet puis un autre n’est pas un jeu. Christian Perrenoud a appris d’Henry de Lumley la rigueur et l’exigence. « L’objet en soi ne veut rien dire », tranche-t-il. « Ce qui compte, pour reconstituer l’histoire la moins fausse possible et mieux comprendre la manière dont l’Homme occupait le lieu, c’est savoir exactement où l’objet trouvé est situé dans l’espace ». 

A Tautavel, on ne fouille pas pour soi. Le travail d’inventaire, encore plus fastidieux que la fouille elle-même, commence. L’archéologue pose son pinceau. Se saisit de son carnet, de papier millimétré et de ses crayons de couleur. Il utilisera aussi des outils plus sophistiqués tels que le laser. La tâche consiste à « positionner les objets d’abord sur le papier pour transmettre cette information aux générations futures ». Notes, dessins, photographies, moulages, photogrammétrie : tout concourt à conserver intacte la mémoire de ce carré de sol chargé d’histoire qui va bientôt disparaître. Parce que l’archive s’efface, il faut que la mémoire demeure. Bien gardée dans la base de données du Centre européen de recherche préhistorique de Tautavel, riche aujourd’hui de 600 000 références d’objets archéologiques ou paléontologiques. Un trésor d’humanité. 

L’heure tourne. Nous allons devoir bientôt quitter la grotte.  Une oiselle volète au-dessus de nos têtes. Gracile. Encore fragile, comme l’archive sur laquelle Christian Perrenoud veille amoureusement. Il arrive qu’il n’en dorme pas la nuit.   

Serge Bonnery

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Un cannibalisme rituel ?

Le crâne dit Arago XXI au niveau où il a été découvert le 22 juillet 1971.

Pour l’archéologue qui fouille à Tautavel, le plus stressant est la toujours possible découverte d’un reste humain. « Il n’y a pas de sépulture à l’époque, du moins n’en a-t-on jamais retrouvé, ce qui veut dire que des restes humains, on peut en découvrir n’importe où. Si ça se trouve, à cinq millimètres en dessous de nous, il y en a un… », prévient Christian Perrenoud. 

La responsabilité du fouilleur est donc immense. Sa vigilance d’autant plus requise que tomber sur un fossile d’ossement humain reste rare. Le dernier trouvé dans la Caune de l’Arago l’a été en 2018. C’était une dent de lait d’une fillette de six ans. « Six millimètres de large sur huit de haut… il faut la repérer et l’identifier de manière certaine ». 

A Tautavel, est conservée la plus riche collection française de restes humains anténéandertaliens – au nombre de 152 aujourd’hui – et qui sont aussi les plus anciens de France. « En Europe, c’est exceptionnel de retrouver des restes humains de ces époques-là ».

Mais on n’a retrouvé à ce jour dans la grotte ni côte, ni vertèbre, ni ossements du poignet. Mystère ? « M. et Mme de Lumley interprètent cela comme du cannibalisme puisque les restes d’ossements humains sont fragmentés, comme si on avait voulu en manger la moelle. Et en l’absence de tout reste provenant du tronc, ils ont avancé l’hypothèse d’un cannibalisme rituel ». 

Le crâne de Tautavel découvert en 1971 porte le nom d’Arago XXI qui signifie qu’il est le vingt-et-unième fragment humain découvert dans la Caune de l’Arago. Il provient d’un niveau d’environ 450 000 ans alors que les plus anciens restes humains retrouvés à ce jour remontent à 560 000 ans. Les niveaux fouillés jusqu’à présent représentent 11 mètres d’épaisseur et sont compris entre 80 000 et 560 000 ans. Grâce aux carottages, la présence humaine est attestée dans la Caune de l’Arago dès 690 000 ans, à 7 m sous les niveaux fouillés.

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Ce que disent les stalagmites

Stalagmites près de l’entrée actuelle de la grotte.

L’archéologie, ce n’est pas seulement l’art de lire les sols. C’est aussi celui d’observer les parois et les plafonds. 

Tout près de ce qui est aujourd’hui l’entrée de la grotte, Christian Perrenoud nous fait remarquer la présence de deux stalagmites. A cette heure de la matinée, « elles sont au soleil », observe-t-il. Or, « il est impossible que de telles formations se déposent au soleil et il n’y a pas de stalactite au plafond… » Des carottages ont permis d’établir qu’il ne s’agit pas de pièces rapportées mais que des stalagmites se sont bien formées à cet endroit. Il fut donc un temps où la grotte, ici, était fermée. Et même s’il n’a pas une idée précise du porche d’entrée d’origine, Christian Perrenoud penche pour une galerie plus profonde – d’une trentaine de mètres – que celle d’aujourd’hui. 

L’homme de Tautavel vivait dans une grotte plus grande et davantage fermée à l’intérieur de laquelle il avait toutes les raisons de se sentir protégé. 

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La journée d’un fouilleur

Dans une réserve, les outils de l’archéologue.

– 7 h 30 : petit-déjeuner.

– 8 h : cours théorique.

– 9 h à 12 h : fouille avec deux équipes : l’une chargée de fouiller une dizaine de mètres-carrés dans la grotte à raison de deux personnes par mètre-carré ; l’autre occupée au lavage et au marquage de tous les objets dégagés la veille ; chaque objet est emballé dans du papier et porte le nom de la grotte, du carré et de la couche de fouille où il a été trouvé. Sont également mentionnés sa nature et un numéro d’inventaire.    

– 14 h à 18 h : les équipes permutent. Les seaux remplis des sédiments extraits de la grotte sont systématiquement tamisés afin que la moindre petite dent de rongeur soit récupérée. La maille du tamis la plus fine est de 0,6 mm. Rien, ici, n’est insignifiant ! 

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A lire demain : entretien avec Jean-Paul Demoule, archéologue, professeur émérite de protohistoire européenne à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne.



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 4-10 ans, tous les jours de 10 h à 13 h et de 17 h à 20 h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : atelier d’écriture, banquet du Banquet) : 100 € (plein tarif), 80 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Concert d’ouverture – Rodolphe Burger (3 août) : 18 €, 15 €, 10 €
  • Forfait journée : 20 €, 16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 6 €, 4 €, gratuit
  • Le banquet du Banquet (repas-spectacle du 9 août) : 40 €
  • Atelier d’écriture : 15 €, 12 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Siestes sonores et promenade botanique : 7,5 €, 6 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Visites éclectiques de l’abbaye : 11 €, 9 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Qi Gong : 5 € (inscription obligatoire)
  • Atelier de philosophie, Figure libre, La criée, Grand petit déjeuner : gratuit, sans réservation dans la limite des places disponibles.

Tarif réduit pour les étudiant·e·s, les 18-25 ans, les PSH, les bénéficiaires des minimas sociaux, les adhérent·e·s du Marque-page.

Tarif jeunes pour les -18 ans

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 43 11 56.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.