Vivant de nom

Ce matin, le ciel est clair comme s’il avait les yeux de ma mère. L’air est vif. Massif de chaleur, il s’épand sur l’abbaye, plus que jamais inflexible. Des siècles nous contemplent mais sans jamais daigner lever les yeux sur nous : il ne faut pas croire mais les pierres ont toujours mieux à faire. On est intimidés. On est le nez à la piste et l’herbe y est rase, à peine éveillée mais déjà brûlée par les premiers rayons. Le vent est loin, peut-être déjà reparti bien ailleurs en Méditerranée. Il reviendra sans doute. Mais pour l’heure, il est 10h15. L’atelier de philosophie de Mathieu Potte-Bonneville, second grand moment de la matinée avec le « Grand petit déjeuner », peut alors commencer. Et l’atmosphère même, qui, à pleins poumons, se donne à chacun sous l’auvent, fixe le programme même des échanges qui auront lieu autour d’une notion clef : le vivant. Ainsi ce nom de vivant sera-t-il au cœur, comme on donne un coup de projecteur, du dialogue que le philosophe entretiendra durant près d’une heure et demi avec Nastassja Martin, anthropologue. 

Car ce nom de vivant, on s’en souvient, circule depuis le début du Banquet pour dire nos futurs mais pour dire aussi bien ce qui d’une génération l’autre circule comme force incompressible qui porte un élan, qui va de l’avant. Ce nom de vivant a pu prendre depuis le début du Banquet plusieurs noms, qu’il s’appelle revivance avec Camille de Toledo ou qu’il se donne comme la grande vivance chère à Stéphane Bouquet. Mais grande vivance et revivance ne forment pas exactement le vivant, ce qu’un intervenant dans le public rappelle tout de suite également, disant combien la vie, ce n’est pas le vivant, et le vivant, ce n’est pas la vie. Car le vivant demeure le problème sombre et nu auquel va s’affronter l’atelier de ce matin tonitruant de soleil où se pose, depuis le début du Banquet, la question, ardue, de comment hériter du 20e siècle ? La vie, le vivant s’offrent, de nos jours, comme les mots de passe même de notre temps. 

Alors l’échange entre le philosophe et l’anthropologue peut commencer sous la forme d’une tresse de textes où circulent les mots de vie et où se discutent les mots du vivant. Mathieu Potte-Bonneville propose ainsi trois textes crépusculaires : Foucault, Deleuze et Derrida, trois textes de fin de vie et donc de début de mort, ultimes textes des philosophes où est convoquée la question de la vie, peut-être même majuscule. La Vie figure ici, dans chacun de ces textes comme un rayon d’espoir. Foucault va bientôt mourir du sida, Deleuze va bientôt se défenestrer, Derrida va bientôt nous quitter. Les trois philosophes sont comme au firmament de leur existence mais un firmament où, comme ce héros de Dickens, la vie les quitte. Ils vont mourir. C’est sûr, c’est inéluctable, c’est comme ça. Le corps sans organe est bien loin. La vie devient ici une force folle qui excède chaque vivant pour demeurer une puissance de souffle qui passe d’un corps à l’autre, d’un individu à un autre pour que le monde forme un monde continu, une puissance invisible qui réclame de chacun un sursaut à être, un rebond à exister. La vie devient une force qui, radicale, déferle en chacun comme un neutre qui aurait l’humanité et le vivant pour synonymes. 

Nastassja Martin lors de sa conférence sur le parvis de l’abbaye.

Pour Nastassja Martin, il en va autrement. Des textes qu’elle choisit, elle propose une réflexion sur l’articulation entre une pratique académique de chercheuse, son rude et dur carcan, sa carapace de tortue comme rappelle Mathieu Potte-Bonneville citant Bergson, et la pratique littéraire. La violence du travail de conceptualisation est de devoir sans cesse tenir le concept en craignant de laisser échapper la vie. L’anthropologue le dira, par ailleurs, sans ambages : « Tout l’enjeu est de ne pas devenir dogmatique ». Les mots sont vivants. Ce sont nos grands vivants. La littérature doit aller vers ça car, ajoute encore l’anthropologue, « pour le travail de conceptualisation, il faut évacuer une vie. » La dévitalisation : tel est le mot honni jamais prononcé, que Nastassja Martin redoute de voir éclore et faire mourir une phrase. Car, comme elle le dira avec force dans sa conférence de l’après-midi sur les possibles formulations du monde : comment faire varier les termes des questions écologiques sans exploiter encore le vivant, sans le coloniser de nouveau par le langage ? 

Mais le vivant, c’est peut-être aussi plus directement le spectacle vivant, celui, fort et puissant, que proposent Mélanie Traversier et Julia de Gasquet dans Santoire est le nom, à partir d’un délicat et précis montages de textes de Marie-Hélène Lafon. Dans le splendide et verdoyant écrin du Jardin des Tabatières, inauguré pour l’occasion en cette après-midi de chaleur dévastatrice, Marie-Hélène Lafon se fait l’habile coryphée des trois excellents comédiens qui viennent dire ses textes mêmes : Mélanie Traversier, Julia de Gasquet et Maxime Le Gac-Olanié (qui jouera bientôt le troublant Yoann de Proches de Laurent Mauvignier). Santoire est le nom mais sentir est le verbe. Telle est la loi fondatrice du très beau texte de Lafon, comme ce volcan assoupi qui sommeille à l’orée du texte et qui ne demande qu’à éclater. Exploitant l’espace avec finesse, les trois comédiens sollicitent depuis la langue sans faille de Lafon le fluide vital séminal du paysage qui n’est jamais un décor.

Au cœur de la campagne des Corbières résonne la vivance de la campagne de la Santoire car, rappelle Marie-Hélène Lafon en inflexible et sensible coryphée, toujours du texte fermente en elle depuis cette inexorable patience d’être toujours au monde. La grande réussite du spectacle tient ici précisément à ce qu’il convoque de la vie, c’est-à-dire le vivant même du texte, la chaleur de sa voix, son gueuloir flaubertien à être déclamé. Combien la prose de Marie-Hélène Lafon sollicite pas seulement la voix mais aussi bien le corps. Combien l’adjectif y est du vivant qui saute au visage quand on ouvre une page.

Le jardin des Tabatières, rive gauche, ouvert pour la première fois au public du Banquet du livre.

Enfin, comment ne pas terminer cette traversée du vivant sans évoquer un autre spectacle vivant qui a clos la journée, celui de Diaty Diallo et DJ Oret Papé à partir de son éblouissant premier roman paru à la rentrée 22 : Deux secondes d’air qui brûle. Sur le mélange d’extraits lus et de pistes sonores et dansantes, Diaty Diallo expose la force nue et sans pareille de sa prose qui l’impose comme une des autrices majeures de notre contemporain. Ainsi, à partir de l’histoire de Samy, tué après une interpellation policière en banlieue, se donne à lire et à entendre les vivants qui ne veulent pas se laisser tuer : Deux secondes d’air qui brûle interroge le racisme systémique que subissent les hommes et les femmes dominés, racisés, colonisés. Il ne désire qu’une chose que ce spectacle laisse voir : c’est un roman de force qui veut donner la force, rendre la manière dont l’urbanisme capte les corps pour rendre les espaces invivables et déchire la prose pour la rythmer à la cadence des corps meurtris.

Mais là encore il est déjà tard. J’aurais voulu parler de Vivant Denon qui a participé à la fondation du musée du Louvre, dire combien son prénom est une curieuse antiphrase à son entreprise de muséification. Mais après tout, n’a-t-il pas lui-même aussi cherché à conserver le vivant de l’art ? C’est peut-être tout à fait sûr. 

Johan Faerber
Photos Idriss Bigou-Gilles



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 4-10 ans, tous les jours de 10 h à 13 h et de 17 h à 20 h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : atelier d’écriture, banquet du Banquet) : 100 € (plein tarif), 80 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Concert d’ouverture – Rodolphe Burger (3 août) : 18 €, 15 €, 10 €
  • Forfait journée : 20 €, 16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 6 €, 4 €, gratuit
  • Le banquet du Banquet (repas-spectacle du 9 août) : 40 €
  • Atelier d’écriture : 15 €, 12 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Siestes sonores et promenade botanique : 7,5 €, 6 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Visites éclectiques de l’abbaye : 11 €, 9 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Qi Gong : 5 € (inscription obligatoire)
  • Atelier de philosophie, Figure libre, La criée, Grand petit déjeuner : gratuit, sans réservation dans la limite des places disponibles.

Tarif réduit pour les étudiant·e·s, les 18-25 ans, les PSH, les bénéficiaires des minimas sociaux, les adhérent·e·s du Marque-page.

Tarif jeunes pour les -18 ans

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 43 11 56.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.