Maître fin

Tout commencerait par une image entêtante, violente et forte qui a fini la journée d’hier. Histoires de fin, histoires de faim : l’image, comme une persistance rétinienne, d’un riz-au-lait. Un gâteau ainsi, abandonné dans la précipitation le jour même d’un anniversaire d’un enfant par des Républicains espagnols obligés, dans la folie meurtrière et fascisante des années 30, de fuir les Nationalistes prêts à les assassiner. Un gâteau abandonné mais jamais oublié : ce dessert d’anniversaire du frère aîné de celui qui allait devenir le père de Léonor de Recondo qui, mercredi au Banquet de Lagrasse, a remonté le fil de ses souvenirs familiaux, des traces générationnelles pour venir dire que ce jour-là, ce ne fut pas la fin pour les siens. Qu’ils purent traverser le pont international à Hendaye et qu’ils furent, même mal voire très mal, accueillis en France et qu’ils y vécurent.

C’est à un grand et puissant récit qu’a convié, à la toute fin de la journée mercredi et hier matin à l’occasion du « Grand petit déjeuner », Léonor de Recondo. On savait la jeune femme concertiste. On la savait romancière. On la découvre extraordinaire biographe des mémoires perdues, des destins brisés et des promesses inachevées. C’est peu de dire que c’est peut-être un nouveau début pour l’écrivaine qui a su livrer un récit d’une rare force classique. On a rarement entendu des mots aussi mesurés, pesés, une telle sobriété dans l’art de raconter comment les gravures de Goya ont pu dire, par truchement, la douleur de ne pas être née en Espagne. Après avoir mis fin à son récit, ce qui demeure, c’est l’image de ce gâteau qui, depuis près de 90 ans, attend les siens autour d’une table, un gâteau recouvert de poussière qui se mangerait sans fin. Un récit au classicisme de l’épure.

Un grand récit qui est peut-être le texte dit par tous les réfugiés qui veulent échapper à la fin proche en se hissant depuis leur récit à l’horizon des vies affranchies, qui confient leur destin à la grandeur morale des classiques. C’est cette grandeur que rappelle dans sa dernière séance de Figures Libres Patrick Boucheron en ce jeudi de fin du Banquet. Il en témoigne à travers la figure de Walter Benjamin en 1940 qui confie qu’il ne peut emmener qu’un seul livre, celui du cardinal de Retz. Car Benjamin, là, sent sa fin proche. Il sonde les phrases pour y puiser le calme moral des esprits aguerris et apaisés. Il se raccroche au Grand siècle comme on évolue au Grand air : pour échapper à la fin. Mais, peut-être dans ces histoires d’hériter, est-on également et surtout porté, d’une génération l’autre, par l’histoire d’un seul héritage : hériter de la fin, hériter de ce qu’on devrait refuser pour ne pas succomber. Déployer une résistance, retrouver ce mot de vivant qui a su guider le Banquet jusqu’ici.

Car depuis dimanche, il n’a été question dans cette spirale des générations qui réclament leurs futurs et qui guide le Banquet que de la volonté de surseoir à la fin, de lui échapper, d’en hériter certes, mais pour aller plus loin : recommencer comme le disait Mathieu Potte-Bonneville

Et c’est sans nul doute à cette revivance qui a traversé les interventions de Camille de Toledo épris de cette revie qu’il s’agit de faire place. Mais aussi bien au Contretemps de Patrick Boucheron qui ouvre à la joie du temps, d’un temps contre un temps qui s’achève. Aussi bien à Emma Marsantes qui ne veut pas se laisser enfermer dans la fin. Elle veut y surseoir. « Je deviens folle et je ne le deviens pas », dit-elle. C’est l’exergue reine de ce Banquet, sa phrase-guide pour dire combien même d’aucuns veulent enfermer dans la fin, il faut y échapper. Aussi bien à Jean-Marie Durand qui change « No Future » des Punks en 77 en énergie du recommencement. Aussi bien à Hélène Laurain dont le feu n’appelle pas que destruction mais intense fécondité des possibles. Aussi bien à Emmanuel Lepage dont la couleur embrase la BD pour la guider vers la vie. Aussi bien à Fabienne Raphoz dont les oiseaux deviennent l’archive vivante du poème. Aussi bien à Yann Potin entre archiveur et archivie. Aussi bien à Luba Jurgenson et Ariane Chemin qui ont évoqué combien les Ukrainiens vibraient d’une possible après-guerre. Aussi bien à Julia de Gasquet, Mélanie Traversier et Maxime Le Gac-Olanié qui ont su faire vibrer les textes de Marie-Hélène Lafon. Aussi bien de Diaty Diallo qui a scandé son texte pour y retrouver la vie. Aussi bien la liste est sans fin.

Car hier, au seuil du dernier moment, c’est Irène Théry qui a su, dans une première conférence de l’après-midi, évoquer avec force six leçons sur le consentement. Où commence le consentement ? Où finit-il ? Comment vivent celles à qui on n’a pas demandé leur consentement ? Que dire du mouvement « #MeToo » quand d’aucuns, en ce moment même, en proclament déjà la fin et voudraient retrouver l’ère des « séducteurs », c’est-à-dire de l’euphémisme journalistique qui n’osait évoquer les violeurs en série des JT ou des plateaux de cinéma ? A l’ombre de l’épaisse muraille de l’abbaye, Irène Théry propose de défendre ce qu’elle nomme un nouveau désirable, à savoir un nouveau rapport de civilité sexuelle. Tout n’est pas fichu. Tout n’est pas révolu. Il ne faut pas retomber dans les travers, l’ivresse du langage qui veut masquer les violences sexuelles. Mais il faut vivre, voire revivre et essayer de faire en sorte que le monde, entre les hommes et les femmes, les femmes et les femmes, et les hommes et les hommes, soit de nouveau vivable. C’est beaucoup demander, c’est un long travail : comme une manière de véritable post-MeToo.

Mais qui a dit que cette conférence était la dernière de la journée ? Sûrement pas Christophe Pradeau à qui il revient de prononcer, au seuil de la nuit qui, grandissante, va tomber, l’ultime conférence donnée à Lagrasse. Il y est question de la fin de la littérature, son effondrement, son renoncement. Il y est question de ce mythe de la littérature qui prophétise toujours sa fin et qui, malgré tout, recommence. Pradeau s’interroge sur notre contemporain si peu content de cette fin, de la manière dont il cherche là encore à y surseoir. Pradeau veut éviter la fin. Comme nous toutes et nous tous, il ne veut pas quitter le Banquet. Il préfère alors, à la notion de fin, la notion d’« éloignement ». Pas d’adieu au défunt en se coiffant d’une voilette ou se découvrant au passage du cercueil. Pas de chaudes larmes. A l’éloignement succède cette revivance dont il a été tant question ou ce que Pradeau nomme encore relance. Tout n’est pas perdu. On va tous revenir, et peut-être pas comme des fantômes, ce serait le luxe ultime, vous en conviendrez.

Le Banquet peut alors, avec sa dernière journée à Tautavel, s’achever provisoirement à Lagrasse avec la voix, lue par Pierre Baux aux étoiles, d’un des maîtres des lieux : Pierre Michon dont l’œuvre n’est pas achevée. La Grande Beune n’était pas finie. Une seconde allait venir. Elle est là. Ce n’est pas la fin. Non, Pierre Michon en fin maître et maître fin, nous le dit : tout recommence. 

Johan Faerber
portraits de Leonor de Recondo, Hélène Laurain et Marie-Hélène Lafon
par Idriss Bigou-Gilles.



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 4-10 ans, tous les jours de 10 h à 13 h et de 17 h à 20 h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : atelier d’écriture, banquet du Banquet) : 100 € (plein tarif), 80 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Concert d’ouverture – Rodolphe Burger (3 août) : 18 €, 15 €, 10 €
  • Forfait journée : 20 €, 16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 6 €, 4 €, gratuit
  • Le banquet du Banquet (repas-spectacle du 9 août) : 40 €
  • Atelier d’écriture : 15 €, 12 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Siestes sonores et promenade botanique : 7,5 €, 6 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Visites éclectiques de l’abbaye : 11 €, 9 €, gratuit (inscription obligatoire)
  • Qi Gong : 5 € (inscription obligatoire)
  • Atelier de philosophie, Figure libre, La criée, Grand petit déjeuner : gratuit, sans réservation dans la limite des places disponibles.

Tarif réduit pour les étudiant·e·s, les 18-25 ans, les PSH, les bénéficiaires des minimas sociaux, les adhérent·e·s du Marque-page.

Tarif jeunes pour les -18 ans

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 43 11 56.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.