3 août 2024. J’entre dans Lagrasse comme dans une aventure, les yeux écarquillés sous la lumière des Corbières et les sourcils froncés de ne pas trouver le point de rendez-vous. Étrange sensation de pouvoir se perdre dans un dé à coudre. Détaché de l’abbaye monumentale blottie derrière la rivière, le village semble préférer l’animation enjouée de ses commerces à la pesanteur des souvenirs millénaires. Grand bien lui fasse ! Me voilà perplexe devant la légèreté des vacanciers d’août et le programme saturé des rencontres de ce énième Banquet qui s’apprête. Je tire ma valise jusqu’au gîte, finalement facile à trouver.
« Penser et regarder ailleurs ». Ça commence parfaitement puisque le musicien annoncé pour le concert d’ouverture n’y est pas. Pied levé et verbe haut, Laurent Cavalié occupe la place et on entend les milliers de voix qui tiennent dans sa bouche, celles des anciens comme on dit, dont il récolte et transmet les chants. Ce sont les personnes qui habitaient le coin, vivaient en occitan et savaient encore danser en couple ou en groupe. Entre deux morceaux, l’étonnant musicien-passeur raconte l’histoire de la mâchoire d’âne devenue instrument, auquel il soutire des sonorités improbables. J’ai l’impression que suivre cet âne ouvre une voie pour éviter les ornières du passéisme et ses mensonges vaporeux. L’histoire des gens contient donc les vies singulières de cet animal et de l’homme qu’il accompagnait. C’est comme une évidence qui éclate dans une bulle de savon soufflée sur une soirée d’été. J’ai beau savoir que les flûtes avaient l’habitude d’être taillées dans l’os des oiseaux, les tambours dans la peau des vaches et les cordes de violon dans le boyau des moutons, entendre jouer de la mâchoire d’âne, ça produit un drôle d’effet. En rentrant, je longe le cimetière. J’essaye d’imaginer ces morts qui sont chez eux au village pendant que j’y viens dans une sorte de tourisme professionnel. L’ici et l’ailleurs deviennent déjà visqueux et l’intitulé du festival, que je trouvais épatant il y a quelques heures, résonne un peu tarte à la crème.
Fort bien, le malaxage de neurones a commencé.
Trois jours, sept rencontres, un film, deux expositions. C’est plus qu’il n’en faut à mon cerveau pour s’en aller jouer à saute-mouton sur les fesses de Charlemagne – il paraît qu’on les trouve à 200 mètres d’altitude à l’ouest du village. Entre les propos de chaque séance et les échos qu’ils font naître dans l’esprit rêveur (mais comment ne pas divaguer dans ce cadre et cette chaleur ?), les pensées se multiplient et rebondissent. Mécanismes de la soumission volontaire, hop !, les jolies fleurs peuvent être mortelles, hop !, attention à la branche du mûrier, hop !, le son des cloches en bronze, hop !, la Grèce ne peut pas se défaire de l’Olympe, hop !, raconter la vie des autres, de quel droit ?, hop !, on converse en grec mais pas en latin, hop !, la cérémonie d’ouverture pas vue pas pris, hop !, une rumeur ne s’arrête pas facilement, hop !, méfiance, le mûrier n’en serait pas un, hop !, les pilleurs de tombes en maillot de bain, hop !, finir ce texte sur les statues sans tête, hop !, la citation crée de l’ailleurs dans le discours, hop !, d’ici ou d’Issy partir quand on veut, hop !, le banquet descend du banc comme le banquier, hop !, il y a beaucoup de rêves dans un dortoir, ouf ! Sous mon crâne, les synapses craquellent et fondent comme un agneau rôti pour le méchoui de la cousinade annuelle. L’ailleurs est partout, il a bon dos, on ne boude pas son plaisir devant les pistes de départ offertes tous azimuts.
Pourtant, un frottement insistant et râpeux ne cesse de perturber la danse des idées pour ramener le cœur de ma pensée contre les pierres de l’Abbaye. La faute au pan de mur dans la cour. Je sais que derrière se trouve un autre monde, qui parle latin et voudrait tendre la vie commune en une direction unique, sur la base « d’une seule âme et d’un seul cœur » (j’ai consulté le site internet présentant le groupe de chanoines installé dans la partie sud). J’ai l’impression d’un ailleurs radical qui se tient tout près, à rebours des promesses bigarrées que le mot chuchote habituellement. Je me campe devant cette étrange frontière de quelques mètres, je la scrute. Mais l’exercice tourne court puisque, très vite, j’imagine une partie de
badminton où un volant en plumes d’oie fuserait de part et d’autre en sifflant. Sans que l’on puisse voir l’adversaire à travers les mailles du filet (en chasuble ou en short ? facétieux ou concentré ?), on devinerait ce jour-là que quelque chose s’est délié de l’autre côté du mur. Ça pourrait être une jolie scène dans un film de Nanni Moretti, je souris, je m’en veux de laisser à nouveau mon esprit ricocher plutôt que de rester droit face aux difficultés. Ce que ce mur m’aide à formuler, c’est que regarder ailleurs est une lâcheté, alors que penser ailleurs relève d’une émulsion vitale.
Départ. Rejoignant le parking où la voiture m’attend, j’entends un coq chanter dans la campagne du début d’après-midi. Il a l’air inquiet d’avoir raté l’heure, alors je hâte le pas. Pendant le voyage retour, j’imagine un bec de gallinacé qui accompagne une mâchoire d’âne, duo d’une musique désaccordée et joyeuse.
Nina Rocipon,
ingénieure de projets scientifiques et culturels,
animatrice de rencontres lors des Banquets du livre.