Discours de clôture du Banquet du livre d’été 2025

1er août 2025
par Jean-Sébastien Steil,
directeur de l’Abbaye médiévale de Lagrasse, centre culturel Les arts de lire


Le vent nous aura bien secoués. Il aura dansé sur nos corps, bourdonné à nos oreilles, vibré dans nos micros. Il aura tout agité : nos structures, nos pensées, nos certitudes. Jamais une seconde de repos, sauf, magie étrange, quand on n’avait plus besoin de lui.

Et pourtant, c’est bien ce vent qui a traversé la semaine comme une fièvre, une vibration continue, comme l’archet inquiet de Sonia Wieder-Atherton se frottant à Dusapin.

Tout avait commencé dans un murmure. Le séminaire d’Ivan Segré, où on apprit que les maîtres du judaïsme antique scrutaient moins la femme née de la côte de l’homme, qu’une dualité plus vaste, plus profonde, qui traverse chaque être humain et l’humanité entière.

Puis, Chloé Moglia, suspendue dans le vide d’Horizon, fit vaciller nos bases. Le corps, disait-elle sans un mot, ne se pense pas. Pas avant en tout cas qu’on ne l’écoute, qu’il ne s’éprouve. Lentement. Dans le vide. Le souffle saccadé, au rythme du diaphragme : tantôt tendu comme un arc, tantôt relâché, absorbé par le silence.

« Vivre », dira plus tard Olivia Rosenthal, « c’est marcher sur un fil. » Un fil d’écriture, tendu au-dessus du chaos. Pour dire. Pour se libérer des mains baladeuses, des corps traversés sans accord. Des phrases comme un balancier, fragile mais tenace, pour ne pas tomber dans le silence imposé.

Abus. Contrôle. Deux visages du même pouvoir, mis en lumière par Dominique Memmi, ou différemment par Laia Abril. Des œuvres pour tracer une ligne. Pour continuer. Pour vivre.

« Penser avec son corps ? ». La question posée par Mathieu Potte-Bonneville, et aussitôt retournée en affirmation : « La pensée ne se détache pas. »

Elle respire, avec Sandra Lévy et Florence Adam, dans le geste qui naît de la respiration, dans le silence avant le mouvement.

Elle respire aussi dans la main qui écrit, guidée par la prévenance et les encouragements d’Anik April.

Et puis, cette voix, celle de Laurence Potte-Bonneville répétant : « Encore. Encore. » Mais peut-être disait-elle : « En-corps », avec et par le corps.

« La santé, c’est le silence des corps », confia Olivier Haralambon, tombé de vélo. C’est dans les débris de son propre corps qu’il entendit enfin ce qu’il n’avait jamais écouté. Un corps qui a un âge. Un corps qu’il faut accueillir.

Chloé Leprince, accidentée elle-aussi, pense désormais, nous dit-elle, avec son genou. Elle interroge ce que révèle la réparation judiciaire de notre rapport au corps.

Claire Simon, nous avait glissé au premier matin : « Il n’y a rien à tirer des discours sur la douleur. Seuls les corps savent. »

Florence Pazzottu l’a redit, par la voix de Laure Catherin et Christophe Grégoire. Un soir sans vent. Elle parlait d’accouchement, ce passage où l’expérience se déploie à l’infini. Et où seules les traversantes peuvent être les juges.

Florence Encrevé, elle, rompit le silence sur les Sourds. Un silence d’effacement. Derrière ce silence, une histoire. Fragile. Résistante. À faire entendre.

Le silence n’est jamais vide. Il est plein. Plein de force, affirmée, désirante dans les lettres portugaises des trois Marias d’un soir, Léonor de Récondo, Julia De Gasquet et Mélanie Traversier.

Et les poètes sourds, qu’en pensent-ils du silence ? Erwan Cifra et Arnoldas Matulis nous ont montré qu’avant le signe, il y a le regard. Qu’avant le mot, il y a le geste. Avant la parole, le corps.

Dans le film de Laetitia Carton, un enseignant en langue des signes avait dit avec ses mains : « Désapprenez. » Désapprenez les mots, pour habiter le monde du signe. Pas comme un substitut, non. Comme une autre langue. Plus vivante. Plus juste. « Le regard fait tout », disait-il. Le geste vient après, comme un ruban de gymnastique qui prolonge un élan sans le commander.

Mettre le corps en mouvement.

Revenir sur ses pas, comme Christophe Pradeau dans l’évocation de la Maison Renaissance. Comme Jean-Baptiste Del Amo, dans les lotissements de son enfance, où l’ordinaire devient monstrueux. Où l’on en vient à repenser aux Résurgences de Fanny Stauff.

Quitter la ville, comme chez Eva Baltasar, pour retrouver la conscience d’un corps pleinement vivant. Ou partir, comme Sidonie Chevalier, chaise à la main, vers les cabanes archaïques, l’enfance, les rêves de repli.

Et puis… regarder loin. Avec Benoît Trépied, suivre les méandres du droit colonial et y voir, sous la façade du droit, l’injustice, la légitimation des colonies de peuplement.

« My body knows », disait Britney, reprise par Louise Chenevière. Son corps sait. Mais surtout, il se souvient. Louise met des mots sur les silences de Britney. Elle relaie la voix blessée de Nelly Arkan. Jeunes femmes écrasées par l’hypersexualisation de leur corps.

Emma Marsantes le sait aussi que le corps des jeunes filles, on le dresse. Elle fouille les silences familiaux pour retrouver l’origine du cri empêché. Blandine Rinkel écrit faille quand elle voudrait écrire famille. Elle fouille, en archéologue, la disparition d’un m.

Digression calendaire.

Il y a 22 ans jour pour jour, le 1er août 2003, à Vilnius. Marie Trintignant est morte. Pas disparue, pas emportée. Tuée par son compagnon.

On a voulu nous faire croire à une culpabilité partagée. Un accident, peut-être ? Un drame d’amour, sûrement. Une passion qui déborde, ça arrive.

Et nous l’avons crue. Parce que c’était plus simple, plus confortable. Parce qu’il nous arrangeait de croire à une histoire d’amour torturée plutôt qu’à la rage nue, froide, d’un homme sombre héros de l’amer, toxique. Un homme qui ne se contentera pas d’une seule victime.

Marie Trintignant n’a pas été évoquée pendant ce Banquet mais son fantôme, lui, n’a jamais quitté la salle, pas même que celui des suppliciés de Gaza, ou d’ailleurs. Ces fantômes hantent nos bonnes consciences tranquilles et nos oublis polis.

Et nous voilà. Au Banquet des 30 ans.

13 + 13 = 26 + 4 qui font 30.

L’algèbre signifiante du Banquet. Racontée par Yann Potin, transformé, l’espace d’un instant en un Maurice Halbwachs enjoué, traçant la géographie légendaire d’un lieu. Pas une terre sainte, non. Une hétérotopie. Un espace où l’on peut encore parler, écouter, débattre, partager le sensible. Et continuer, inlassablement, à politiser nos retrouvailles, comme nous l’a dit Patrick Boucheron.

Le vent disperse ? Soit. Mais il n’aura jamais empêché que nos paroles rassemblent, qu’elles se tissent, qu’elles résonnent. L’esprit du Banquet, depuis 30 ans, n’a jamais été : « Esprit, es-tu là ? » Mais : « Souffle, es-tu vivant ? » Et quel souffle, que celui de Joseph Winckler lu par Marie-Hélène Lafon, ou de Marielle Hubert évoquant son amour immodéré pour Mathieu Riboulet et son œuvre, qu’elle décrit comme « un éboulis de phrases à l’assaut de son cœur. »

Je retiens aussi cette phrase de Riboulet, que je n’entends pas comme une métaphore, mais comme une description : « Passé le pont, il arrive que des fantômes viennent à notre rencontre et ils ne sont jamais hostiles. » Je formule ici une invitation si le sujet vous intéresse : venez voir par vous-mêmes en hiver, lorsque le Cers glacial fait siffler les tuiles romaines qui débordent au-dessus des génoises. Vous verrez, les fantômes…

Alors le vent comme instrument de musique. Le vent annonciateur de la visite des fantômes admirés.

Et ce lieu, pointé aujourd’hui du doigt par l’extrême droite, comme cible symbolique. Ce lieu mérite soutien. Alors oui, on en vient aux chiffres et aux sujets triviaux. Soutenez. Par un don, un legs, du mécénat : 66 % de déduction fiscale et un rescrit, pour faire bonne mesure.

Mais ce que nous vous demandons, ce n’est pas un chiffre. C’est un geste, votre présence. Et de croire, encore et encore, au souffle.


Avant de laisser la place à la boum, je veux remercier celles et ceux qui ont rendu cette manifestation possible.

Nos partenaires : Conseil départemental de l’Aude, Région Occitanie, État, Communauté de communes région lézignanaise, Corbières et Minervois, Mairie de Lagrasse, Marque-Page, Centre national du livre, Sofia, Fondation Michalski, librairie Ombres Blanches, CCCB, Arts Résonnances, ACCR, Lettres d’automne à Montauban et la revue Collatéral.

Merci pour l’animation des rencontres, pour la traduction et l’interprétation en LSF.
Merci pour le son, la lumière, les structures et l’électricité.
Merci pour le jardin, la buvette, les repas et les boissons, le gîte, le couvert, les navettes, l’accueil, la billetterie et le fléchage.
Merci pour les animations pour enfants, pour les siestes sonores.
Merci pour le ménage.
Merci pour les chroniques et le journal.
Merci pour les comptes, les contrats, la caisse, la compta, la prod, la com, les RP et les réseaux.
Merci à David Oña, Olivier Gyuru, Thibaut Olivier et sa dream team du Melting Pot.
Merci aux bénévoles.
Merci à la précieuse et formidable équipe des Arts de lire.
Merci à vous toutes et tous pour votre fidélité.

Et maintenant… Alors, on danse ?



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 3-10 ans, tous les jours de 10h à 13h et de 17h à 20h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription, réservations à ce lien.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : séminaire pré-Banquet, les hors forfait : 90€ (plein tarif), 60 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Forfait journée (selon le jour) : 12 €/19 €, 8 €/16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 7 €, 5 €, gratuit
  • Les hors-forfait : tarif unique pour chaque manifestation, détails sur abbaydelagrasse.fr
  • Spectacle d’ouverture Horizon (26 juillet), La Criée de la librairie (27 juillet – 1er août), Atelier cinéma et littérature (28 – 30 juillet), Lecture et présentation à la librairie du Banquet (28 – 31 juillet), Grand petit déjeuner/Atelier de philosophie/Texte en cours et exercice d’admiration (28 juillet – 1er août), Concert sous les étoiles Pour Britney (31 juillet), Soirée de clôture Pique-nique-boum (1er août) : Gratuit sans réservation dans la limite des places disponibles

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 27 57 57.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.