En prolongement des 30 ans du Banquet, Le Marque-Page propose une série de témoignages récoltés auprès des acteurs et actrices des précédentes éditions.
Printemps 95, Vincent Mouchez, le libraire de la rue Thiers à Bayonne : « Quelques jours à Lagrasse début août ça vous dirait ? Ils cherchent du monde pour le Banquet du Livre ». Et ça avait commencé comme ça, aussi simplement que ça, de confiance. Une foule de bénévoles, un brassage – Et toi, tu viens d’où ? – se bousculait au service des repas, cantine mêlée aux invités, autre brassage, à la plonge, à l’accueil, à la librairie, aux entrées, au téléphone, temps d’avant les portables, hier… Du monde à presque se marcher sur les pieds, on avait vu grand, un côté bonne franquette, apprendre en faisant. Commencement. Banquets suivants, des bouchons, des klaxons jusqu’au village, du jamais vu, l’organisation plus serrée des parkings et du reste, obligé. Mais revenons à Vincent et cet été 95. Sa haute silhouette, une passion de la chose écrite qui le consumait, regret encore de ne pas l’avoir remercié. Visage enfui. Et d’autres, tant d’autres, le temps à l’œuvre. Ainsi au village, la bougonne et rugueuse Suzanne Rivière du bazar, souvent sur le devant à regarder passer. Une figure. Curieuse des nouvelles mais pas que. Les jambes douloureuses, pourtant un pas de côté vers l’abbaye, en allant à la tombe, le cimetière est à côté. Voir, apprendre, approcher ce qui se jouait là. Rester vivante. Jacques Prunair, libraire nomade, à Paris, en Afrique, à Rome, quelqu’un chez lui, quand je lui
ai rendu visite, des livres jusque dans la salle de bain ! En sa compagnie sur la promenade le café du matin très tôt chez Thierry, les premiers sur la terrasse, un puits de science, il partageait, écouter éblouie et le regarder, tiré à quatre épingles, une raideur, ses immuables veste et pantalon noirs, chemise blanche. Comme ça, c’est réglé, plus besoin d’y réfléchir, et
d’été en été retrouver là ses marques, le lacis de ruelles, l’Orbieu, ses plages de galets, passer le pont, un coup d’œil, baigneurs, pique-niques, concours de ricochets, à la nuit deviner des conciliabules de jeunes gens assis en rond, promesses et serments, les voilà déjà pour quelques-uns au mitan de leur vie. Le pont donc et à gauche, au bout d’une longue allée
l’abbaye, l’emprunter, d’autres visages se pressent, enfuis eux aussi, Marie-Claire Galpérine, radieuse, avec elle entrer de plain-pied dans la Grèce antique, le modeste Emmanuel Darley, habité, on pressentait un monde, qui-vive d’un regard. Marc Béton miracle de ses lectures, monolithique effacé affaissé derrière son texte, sans effet, sans effort et le texte s’élevait s’entendait. Pierre Soulages seigneur fendant l’espace, l’évidence d’une présence. Armand Gatti, en halo autour de lui le mystère de La parole errante, comme une légende, vous n’en saviez guère plus et toujours pas, l’observer se fondre parmi les badauds, se glisser s’immerger dans la grande librairie du réfectoire des moines, dans la petite, la pérenne, plus tard Le Nom de l’homme, un sourire posé sur son visage rond plissé de rides. Maurice Nadeau, il accompagnait avec une sorte d’étonnement le succès de Extension du domaine de la lutte, roman de Michel Houellebecq, de mémoire quelque chose comme si le lecteur y
reconnaît un miroir de notre monde, j’ai peur. Le débonnaire Jean-Louis Comolli, vêtu ample et clair, chapeau de paille, ça cogne dur dans les Corbières, érudition généreuse et charme de conteur oriental, Mathieu Riboulet, des lieux tellement siens, comment ne continuerait-il pas à les habiter, émotion de l’entendre lu un dimanche matin par Alban Richard, un jeune chorégraphe lors de l’émission Music Émoi « Nous sommes là où notre présence fait advenir le monde » et le monde advenait encore une fois, parole vive, elle creuse son chemin essaime. Et Gérard Bobilier enfin, l’enchanteur, son immense et tumultueuse famille réunie autour de la table. Épaulé, porté par ses fidélités de toujours. Des solides. Ses historiques. Un maître. Tel un sphinx, indéchiffrable parfois. Pour un instant, à chacun, même sa plus lointaine parentèle le don de son entière présence. Un arbre qui n’en finirait pas de porter des fruits. D’irriguer ce tout petit bout de pays, de paysage. D’abriter aussi. Par la force et l’obstination de quelques-uns, une oasis s’ouvrait, c’était là, ce serait là. Le lieu de fraternités nouvelles, une source où puiser. La moindre des choses, surgit en boomerang le souvenir bouleversant du documentaire de Nicolas Philibert projeté aux étoiles l’été 98, le psychiatre Jean Oury, la clinique de la Borde et ses grands arbres, bruissaient ceux autour de l’abbaye, murmurait l’Orbieu. Oui, la moindre des choses, les convoquer, d’autres font signe, trente ans tout de même et reconnaissants, prononcer leur nom encore une fois, les ramener parmi nous puisque, tissés de chacun d’eux, nous sommes, nous, toujours là.
Élisabeth Lamiscare, professeur de français,
a été bénévole pendant 20 ans dès le premier
Banquet du livre d’été en 1995.