En prolongement des 30 ans du Banquet, Le Marque-Page propose une série de témoignages récoltés auprès des acteurs et actrices des précédentes éditions.
Ces lignes se veulent un retour ludique, une déambulation, dans un pays retrouvé avec simplement en tête de laisser flotter dans l’air une époque de combats qui, bien qu’elle se méfiât des formules trop séductrices de l’illusion, n’en n’était pour autant pas moins sourde à toutes les formes de sensibilités menacées d’effacement. À la basse continue du temps il siéra donc de laisser vibrer le souvenir de voix et de visages dont les mains s’illustrèrent à bâtir dans ce paysage de l’Aude, il y a trente ans, une digue capable de contenir les remous et les secousses imprévisibles du siècle, à l’abri de laquelle il fut possible de se tenir encore un peu debout.
Au pied d’un circuit qui conduit aux châteaux cathares, traversant le vignoble embrasé des couleurs du feu de l’automne, mais assommé de lumière dans la touffeur de l’été, se scella un beau jour un pacte autour du livre dont l’écoute, rendue plus fine par la commune présence d’auditeurs, gens venus de tous bords le célébrer, donnait l’occasion de découvrir, sans trop pontifier, qu’en terres arides des Corbières, la parole pouvait encore être logée dans l’être, si l’on accordât que celui-ci le fût déjà dans la parole.
Mais toi qui parles ainsi aujourd’hui au nom de tes comparses qui commencent à marquer de leur ombre le chemin parcouru, oui, qui étiez-vous au juste ? Des… escrocs ? « Vous avez bien dit : « escrocs » selon le mot de Bernard Hoepffner ? (Le traducteur espiègle de Mark Twain, Joyce et Burton), l’ami de cet autre grand traducteur lyonnais, Bernard Simeone, dont je vois encore la silhouette raser les murs de l’école à Lagrasse, son lieu de préférence !
Une enfilade de pièces transformées en salle de rédacton livrée au « bzz » assourdissant des imprimantes Rank Xerox infatigables dévoreuses de rames de papier. Une ruche enfiévrée jusqu’à la distribution à l’aube, en tous les points de presse de la ville et des environs, de son miel Corbières Matin. Le journal accompli du Banquet, aux forme et contenu confiés à une légion d’auteurs, de correctrices et de correcteurs bénévoles : nourris-logés ! « Salut à vous… fidèles Francine et Micha Andreieff ! »
Mais passons rapidement sur l’audace terminologique du traducteur en « détrousseur »… Honnête ou douteuse les transaction, substitution, restitution, simulation des mots d’une langue à l’autre restent frappés d’une similitude toute pirandellienne – pour citer le grand italien parlant des traducteurs, des illustrateurs et des acteurs comme « passeurs de sens », ces derniers, les acteurs, lancés à l’aventure, figuraient, même inscrits au dernier moment, en bas de page au menu du Banquet où se consommait, se dégustait, s’inhalait le fumet des livres.
Comment osiez-vous alors vous instituer « Comédiens » ? Ces héritiers lointains qui passent en Elseneur, porteurs dans leurs veines et leurs valises d’un drame antique qu’Hamlet invite à produire devant la cour et les deux impies régicides ? Une forme de « thriller » comportant ce qu’il est désormais convenu d’appeler La Souricière ? La page où le meurtre simulé du père est le piège tendu par le fils « un peu branque » à l’oncle, le nouveau mari de sa mère.
Mais voyez, comme cette configuration de troupe semblait ne pas déplaire aux maîtres de la cérémonie du livre ! On aurait dit qu’elle était la composition idoine qui renforçait chez Gérard sa prudence sélective d’éditeur ou ce qu’il lui plaisait de laisser paraître d’une causticité complice d’acteur savamment calculée, ménageant à la bienveillance docile et à la complicité ancienne de « Michou » et « Coco », ces fidèles assistantes, le soin de dissiper et de démêler bien des ambiguïtés !
Je les revois tous trois au premier jour de notre rencontre, à l’ombre des Cyprès, dans la chaleur et la poussière blanche de l’heure méridienne, debout sur le seuil d’entrée qui mène à l’immense réfectoire des moines bénédictions de l’abbaye fondée sous Charlemagne.
Sous les voûtes, couchés sur d’immenses tables, s’étend l’ombre blanche de presque dix mille mètres d’ouvrages destinés à pourvoir au repas spirituel du Banquet tout comme à ses modestes finances. Mais en cette nuit du 09 août 2007, une haine hostile à la pensée se prend à répéter, dans un geste de saccage non équivoque, un autodafé ressurgi du lointain : une effroyable anathèse assénée cette année-là à La Nuit Sexuelle : le thème choisi et retenu en ces lieux de dévotion consacrant le livre de Pascal Quignard.
Des acteurs et des actrices à Lagrasse donc, au service du livre au prise avec des paroles qui n’étaient pas tout à fait leur terrain d’élection : la langue philosophique de Kant, de Platon et de Lucrèce quand ce n’était pas d’office leur mise au service de la réflexion politique dans le dédale du monde éditorial. Quel spectacle et en même temps quelle responsabilité !
L’épreuve dès le début commençait toujours sur un fil tendu entre la marche risquée et la chute dans le tourbillon de la pensée aspirant les petits novices tremblotants que nous étions en des profondeurs ignorées ! Quelle vertigineuse plongée dans le sens ne menaçait-elle pas ces acrobates de music-hall, ces Protée, ces Jocrisse appelés à se maintenir en équilibre à la hauteur des mots dans l’attente partagée de l’échange réparateur et créateur !
Car oui, si le jeu théâtral né « du » et « avec » le poème dramatique est bien cette mécanique de l’expression parlée et agie pour le plaisir éphémère des yeux, de l’intelligence et de l’émotion ; appliqué au Livre, il convenait de lui donner sa chance et l’aspect d’un art « loyal ». Celui de la langue ouverte au public, des paroles offertes dans le cloître de « La Grâce », en dépliement de l’esprit ou en un simple divertissement pascalien !
Mais voici les comédiens.
Vous êtes les bienvenus à Elseneur. Vos mains, approchez. La bienvenue se marque par la politesse et des cérémonies. Je veux vous témoigner ma courtoisie qui […] je vous le dis, doit manifester ostensiblement ma cordialité…Vous êtes les bienvenus mes maîtres, je suis content de vous voir, bienvenue à tous, mes bons amis, et… à toutes ! [Hamlet, Acte. II, sc.2]
Entrent les Comédiens.
(Il faut attendre de grands noms féminins pour voir s’installer, sur la scène anglaise à côté de David Garrick, la femme-actrice évinçant au XVIIIe siècle l’ambiguïté des jeunes garçons en charge des Cordelia, Ophélie et Juliette, les rôles féminins inoubliables de la scène élisabéthaine).
J’en cite quelques-unes et quelques-uns pour la mémoire d’aujourd’hui. Les nommer c’est d’une certaine façon les rappeler contre le temps qui les a effacés ou inévitablement dispersés…
Odja Llorca et sa mère Anne Alvaro, Marc Betton, Jacques Bonnffé, Laura Morante, Georges Claeys, Christiane Cohendy, Laurence Roy, Laurent Manzzoni, Nathalie Kouznetzov, Roger Planchon et vous tous, les autres, qui fidèlement prirent rang, par la suite, aux tables du Banquet.
C’est de ce casting que furent produites d’inoubliables nuits magiques.
Vingt-quatre heures d’une lecture non-stop du Don Quichotte de Cervantès. Midi-minuit-midi. Ô vos paupières lourdes au creux de la nuit chargée des péripéties du téméraire hidalgo chevauchant Rossinante, suivi à dos de mule de son naïf et complaisant benêt de Sancho ; tous deux chantés par le chœur vif ou assoupi des « acteurs-lecteurs » en première ligne, puis de la seconde catégorie des « grands-initiés », enfin par le tout venant des « simples usagers du Banquet » recrutés sur la place : certains, les plus vigilants, venus du lointain Chili !
Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister de Goethe au Château de Castries cette année-là : une enquête allemande sur le mystère Hamlet avec cette question non élucidée : qu’en est-il du « spectral » du spectre ?
L’essence-même du théâtre, sa teneur essentielle selon Daniel Mesguich. Soit la plus juste transmission à ses élèves-acteurs du sens et d’une idée maîtresse qui ne variera jamais plus d’un poil dans son credo de metteur en scène ; en somme la perpétuation de l’énigme comme forme et matière légitimant toutes les régulations théâtrales. Il en administrera lui-même la preuve devant l’auditoire du cloître, ce soir-là, de conserve avec Catherine Mouchet, sa collectrice inspirée : leur voix donnant à l’art de la langue la charge exclusive du sens, sa préciosité dans la « feinte » si je puis dire.
Que dire de ces trois soirées – Le vin dans la spiritualité – dans la coopérative viticole de Lagrasse à écouter comme un feuilleton le Banquet de Platon suivi, verre en main, du commentaire de l’intrépide Marie-Claire Galpérine. Ô le surprenant mouvement de sa tête rejetée un peu au rebours, en arrière, sous le jeu délicat de ses doigts qui déliaient tous les « éros » de la Cité athénienne… La quête des beaux corps conduisant à l’Idée, à La Vérité : célébration (up to date) plus vivante à nouveau sur la table d’une passion inentamée d’helléniste. Sous le ciel d’un chaix aux réserves dormantes se rejouait pour des auditeurs subjugués le jeu initiatique de Socrate accordé à celui d’un nectar immortel.
Plus à l’écart hors de la ville dans Le Jardin – son lieu d’excellence – la Philosophie. Mieux que racontée à de jeunes lycéens, la déité du Banquet – sous l’influence pédagogique du Réalisateur suisse de Rolle – revenait métaphorisée après minuit. Des images donc, aussi godardiennes qu’inédites, projetées sur les ramblas de la cité par de fervents disciples. Un écran de guingois donnait de vérifier au soir et au public dans la nuit étoilée, la pertinence du « mettre en haut ce qui était en bas » selon la formule consacrée chaque matin par le maître, tirant sur sa bouffarde, mais devenu sous la Coupole depuis peu, après un impressionnant discours de réception, l’Académicien Christan Jambet.
Que dire de ces feuillets d’une conférence sur l’opérette, échappés des mains tremblantes et ralenties d’un Guy Lardreau, éparpillés au vent du sud par un coup du diable sur un site ébahi qui laisserait bientôt jaillir à foison les larmes à entendre Booz endormi d’Hugo récité par l’auteur des Vies minuscules.
De là surgirait la statue du commandeur. Le grand Maurice Nadeau, rédacteur de la Quinzaine littéraire, surpris d’apprendre de la bouche d’une auditrice dans la salle qui dévoilait du haut de son grand âge la circonstance avérée amoureuse et douloureuse, mais certes confirmée, de l’impact de la balle fatale qui cloua Joé Bousquet à vie dans sa chambre de Carcassonne sur son lit de solitude. Une balle supposée partie de la ligne du front, en face, ce 27 mai 1918, à Vailly-sur-Aisne, sur ordre de l’ « Oberleutnant » Max Ernst. Il faudrait attendre l’après-guerre que le peintre et l’ex-lieutenant du 156e Régiment d’infanterie, son grand ami maintenant paraplégique, accréditent la cause de ce lamentable et terrible face à face d’une hypothèse admise et partagée !
Bien sûr qu’il y aurait à ne pas oublier la visite au cœur du réacteur nucléaire du Banquet, ni redouter quelque risque d’irradiation au contact des forces en fusion : Benny Lévy, l’âme pensante du Banquet à son apogée dogmatique sous le regard janséniste de Jean-Claude Milner qui, de son toucher de doigt régulateur, excellait à recentrer les credo épistémologiques respectés sur la qualité ontologique de la lettre ronde et de la lettre carrée.
« – Ô cher ami, je l’entends encore au début de sa conférence du soir m’avouer avoir craint ma chute à vélo dans quelque buisson de la garrigue ! »
Qui se souviendrait encore du : « Ce n’est pas de la philosophie : c’est de l’escroquerie ! » lancé par l’homme au petit chien en direction du discours intense de Claude Imbert faisant découvrir comme à Normal sup, mais à un auditoire littéraire fruste et courageux les aspérités mathématiques de l’allemand Gottelob Frege.
La vie nous emporte et nous condamne inévitablement à d’injustes oublis. Comment, sans avoir pris soin de les nommer, réparer la mise à l’écart de celles et de ceux qui, ou de ce qui, dans la chaine de l’échange de la pensée, au son du fifre et des grelots, ont donné et donnent au Banquet le relief du jour, c’est-à-dire l’intensité de la vie en ses contrastes jusqu’à la rendre fondante sous la langue parce que fraîche et renouvelée ?
J’oserais, peut être en forme de bouquet final laisser retomber en pluie quelques noms sur le paysage : Armand Gatti, fils de l’éboueur Auguste G… Le révérend père Nicolas-Jean Sed, directeur des éditions du Cerf, blouson de toile et jean, fumant son clop un verre de whisky à la main, avant de célébrer sous la bure dominicaine la messe du 15 août… Juan José Saer l’Argentin, le prof de Raul Ruiz, riant aux côtés de Laure Adler…
Le cloître se vidait maintenant… Pierre Dumayet le dernier spectateur à sortir avait assisté à la prestation de l’intervenant ; ce dernier, tout soucieux de recueillir quelque bribe d’un avis précieux, s’en approche… mais l’homme du célèbre Cinq Colonnes à la Une, sans brosse à reluire ni détours passe, lui glissant simplement à l’oreille : « …et puis vous savez… Ne projetez jamais trop votre « je » dans le corps poétique d’un texte… gardez la distance ! Distance égale prudence… Art ! »
Comment quitter ces lieux la tête haute et ne rien perdre de la danse humaine ? Une fable y suffirait-elle ? Pourquoi pas ! Se remettre en marche donc, laisser quelques vers d’une mémoire ancienne refaire surface, ne pas craindre de remâcher les lignes usées d’un précepte oublié, trop su qui s’échappe tout bas d’entre les lèvres comme un son flûté.
« Je voudrais qu’on sorht de la vie ainsi que d’un Banquet
Qu’on remerciât son hôte et qu’on fît son paquet
Car de combien peut-on retarder le voyage ? »
Dès qu’il eût franchi la porte de la ville le silence l’accueillit, il rajusta le col de son manteau, se gratta la joue et disparut.
Rideau !
Philippe Morier-Genoud, comédien,
présent aux Banquets du livre d’été de 1995 à 1999 lors desquels,
outre sa participation en tant que comédien,
il a animé des ateliers de lecture de textes à voix haute.