Les premières années du Banquet : Corbières Matin, l’imprimé du miracle

En prolongement des 30 ans du Banquet, Le Marque-Page propose une série de témoignages récoltés auprès des acteurs et actrices des précédentes éditions.

Tout a commencé en mars 1995, sur le stand Xerox pour notre première participation au Salon du Livre de Paris. Nous avions souhaité y participer pour démontrer notre capacité à imprimer des livres à l’unité et à la demande. Projet révolutionnaire s’il en fût.

Nous y montrions une machine encore quasi inconnue en France et dans le monde, la DocuTech, sorte de presse numérique qui tenait plus du vaisseau spatial que de la photocopieuse.

Sur notre stand, un visiteur s’approche, regarde la production presque magique de livres à l’unité sur cette presse digitale révolutionnaire. Il s’intéresse, se présente : Jean-Michel Mariou. Et il demande : « Vous pourriez imprimer un journal avec votre machine ? »

Jean-Michel Mariou conduisait une petite délégation d’une association au nom discret : Le Marque-Page (créée à l’initiative des éditions Verdier). Ils avaient un projet fou : un événement littéraire à Lagrasse, dans l’Aude. Un village de 700 habitants. Et l’idée encore plus folle d’y produire, chaque jour, un quotidien local : Corbières Matin.

Ce n’était pas l’objectif de notre présence au Salon. Nous voulions montrer la possibilité de changer l’économie du livre en France et dans le monde. Imprimer les livres à la demande, au point de besoin, dans la bonne quantité. Permettre à chaque lecteur de trouver le livre qu’il désirait, permettre à chaque auteur de trouver sa place. Réduire les stocks immenses des éditeurs, réduire les gaspillages, voire abandonner le pilon, rendre possible la réédition de chaque titre. Une révolution en somme.

Dire non à cette impression de journal aurait été logique et sans doute plus sage. En raison de sa dimension, de sa faible notoriété d’abord. Et pourtant…

Nous avons étudié la demande et grâce à quelques ajustements techniques, nous avons imaginé pouvoir répondre à ce défi.

Pourquoi l’idée nous a-t-elle séduits immédiatement ? Parce qu’au-delà du défi technique, qui était immense à l’époque, il y avait quelque chose d’irrésistible : imprimer chaque nuit, au cœur d’un village médiéval, un journal vivant, sur le fil du présent, mêlant littérature, nouvelles locales, recettes de cuisine, fragments d’ateliers d’écriture… C’était à la fois une utopie, un laboratoire, et un geste politique : redonner au livre et à la langue une place dans la vie quotidienne.

Il y eu d’abord l’arrivée du semi-remorque : un poids lourd de 38 tonnes, immaculé de blanc flanqué de cinq lettres majuscules noires, XEROX, conçus pour les plateformes logistiques, certainement pas pour les ruelles d’un village du 12ème siècle du pays audois.
Le camion occupait toute la largeur de la rue principale. Les habitants regardaient, interloqués, cette scène surréaliste : le débarquement d’une presse numérique de 4,5 m de long, pesant 1,5 tonne, native des salles blanches informatiques, débarquant comme un vaisseau spatial dans la cour d’une école communale.
Il fallut plusieurs heures, des rampes spéciales, des portes démontées et une équipe aguerrie pour la faire passer dans les couloirs étroits de l’école.

La DocuTech, fut ainsi installée dans la salle de CE1 de l’école primaire, avec pour gardien placide la tête d’un sanglier empaillé – ancien trophée de chasse ou représentation anachronique d’une nature qui restait proche – trônait comme une sentinelle futuriste. Un comité de rédaction hétéroclite composé de graphistes, écrivains, membres du Marque-Page, ingénieurs se relayaient dans les salles de l’école pour rédiger, composer, corriger, maquetter, avec des PC poussifs, une PAO rudimentaire, et des connexions qu’on qualifierait aujourd’hui de préhistoriques. Mais ça tenait. Vers 1 heure du matin, des camionnettes partaient de Lagrasse vers Narbonne, destination L’Indépendant, pour livrer les précieux trésors ; tandis que d’autres rejoignaient Corbières Matin pour circuler de Ribaute à Saint-Pierre-des-Champs, semant des graines de poésie, d’intelligence, de mémoire.

Nous nous souvenons de la stupeur joyeuse des habitants de Lagrasse. De leur curiosité, de leur fierté, de leur accueil. Il y avait quelque chose de magique à voir cette cohabitation entre les pierres silencieuses de l’abbaye, les mots de François Bon ou de Didier Daeninckx, et cette technologie encore balbutiante qui rendait possible une édition quotidienne locale, artisanale, collective. Pour nous aussi, c’était une première : monter toute une chaîne d’édition dans des conditions très précaires, en réel, avec des chaleurs très fortes éprouvant les cartes électroniques, les logiciels et les hommes. (une carte mère rendait l’âme tous les trois jours, alourdissant les coûts de l’opération de l’équivalent de 10 000 € / carte !).

Et pourtant, c’est bien là, dans cette salle de classe encombrée de câbles, de PC et de cafetières, que l’alchimie a eu lieu. Les enfants venaient voir la machine comme on va au spectacle. Les anciens passaient avec bienveillance et curiosité. Et les plus beaux moments furent ceux où les habitants eux-mêmes – vignerons, retraités, instituteurs – nous parlaient mieux que nous de cette machine, avec leurs mots, leur regard. Ce n’était pas la technologie qui les fascinait. C’était ce qu’elle rendait possible : la parole, l’écrit, le lien.

Au fond, à bien y réfléchir, nous étions tous des étrangers les uns pour les autres. Écrivains, philosophes, ingénieurs, graphistes, lecteurs, artisans, vignerons, touristes… Deux mondes que tout semblait opposer – celui, exigeant et lent, de Verdier, l’éditeur, et celui, rapide, fluide, technique, de Xerox – se sont rencontrés. Et la magie a opéré. Car la machine n’a
jamais été une fin en soi. Elle n’était qu’un prétexte. Un outil. Le moyen d’un dialogue, d’un partage. D’une fête lente, discrète, généreuse. D’un miracle de l’esprit et du cœur fabriqué à plusieurs mains.

Il faut remercier ces temps anciens, où Xerox, multinationale américaine exigeante, a pourtant laissé la liberté à quelques dirigeants de mettre en oeuvre des initiatives de découverte, d’apprentissage, sans objectif de retour sur investissement immédiat. D’autant que l’aventure sera reconduite pendant quatre étés.

Une scène inimaginable aujourd’hui, où l’instantanéité des réseaux sociaux nous exclut de l’essentiel, où le partage se dissout dans le vacarme acide des mots, quand autrefois une seule parole partagée à table suffisait à ouvrir un monde. La logique simple de tout un chacun trouvait notre présence étrange, anachronique, farfelue, démesurée, incompréhensible. Et pourtant nous étions bien là. La rencontre tectonique improbable de deux mondes : celui du Marque-Page, de Lagrasse et de Verdier, et celui de Xerox.

Derrière cette rencontre improbable, au commencement, il y avait un homme. Gérard Bobillier, dit « Bob ». L’infatigable fondateur du Banquet, qui portait la conviction que la littérature n’était pas un luxe, mais une nécessité. Il avait cette phrase, qu’il murmurait avec douceur et détermination : « À quoi bon lire si ce n’est pas pour soulever le monde ? » Il fut pour nous une rencontre, celle qui se compte sur les doigts des mains dans une vie et qui la change pour toujours.

Je crois que nous garderons toujours en mémoire ces moments si particuliers, quand nous ressortions au petit matin, épuisés mais ravis d’une nuit à faire fonctionner la DocuTech, nous délectant d’un café à la terrasse, tandis que nous assistions aux rondes des camionnettes venant chercher Corbières Matin, l’imprimé du miracle.

« Le Banquet, disait-il, c’est réunir à la même table ceux qui écrivent les livres et ceux qui les lisent. » Il y avait le Banquet qui se déroulait à Lagrasse, et celui « des initiés » qui, lui, se déroulait à Verdier, autour d’une table, une vraie, en bois, sous le vieux tilleul dans la cour de l’ancienne bergerie du lieu-dit Verdier, entre vignes et oliviers.

C’était plus qu’un repas. C’était un rituel. Bob présidait sans jamais dominer, dans une sorte de joyeuse égalité. La grande table se remplissait lentement : écrivains, philosophes, compagnons de route ou d’idées venus pour un soir ou restés vingt ans. On ne savait jamais vraiment qui allait arriver, mais chacun trouvait sa place. Le vin circulait. Le pain passait de main en main. Les voix s’élevaient, se croisaient, se répondaient. On ne parlait pas de tout, mais on parlait profondément. De ce qui lie, de ce qui réunit, de ce qui élève.
Et là, soudain, le mot banquet retrouvait son sens originel : celui de Platon, bien sûr, que Bob n’invoquait jamais par ostentation, mais par fidélité. Car au coeur du Banquet, il y a ce pari que la pensée peut naître entre amis, à table, dans la lenteur et le partage. Qu’elle peut circuler comme le vin, s’affiner comme les plats. Qu’elle peut venir d’un silence ou d’un éclat de rire. Ce n’était pas une conférence, ce n’était pas un dîner. C’était un moment. Une communauté provisoire, ardente, libre.

Et c’est cela que Bob savait créer mieux que personne : un espace où la parole ne s’impose pas mais se propose, où chacun peut dire quelque chose qui compte, ou simplement écouter. Et que nous retrouvons, année après année, dans ce village improbable devenu centre du monde.

Corbières Matin imprimait l’éphémère. Le Banquet, lui, installait la lenteur et la pensée. Lagrasse devenait, le temps d’un été, le centre d’un monde. Un monde où la culture rassemble, invente, transmet.

Trente ans plus tard, la machine s’est tue. Il y a quinze ans, Bob nous a quittés. Mais le miracle, lui, continue : il s’est glissé dans ce fil invisible qui relie encore ceux qui croient que penser ensemble peut changer le monde.

« À quoi bon lire si ce n’est pas pour soulever le monde ? »

Jean-Pierre Gérault, directeur général de Xerox,
et François Gouverneur, directeur marketing de Xerox.
Ils ont permis pendant quatre Banquets du livre d’été, de 1995 à 1998,
l’impression et l’édition du journal Corbières Matin.

Photographie d’en-tête par Idriss Bigou-Gilles



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 3-10 ans, tous les jours de 10h à 13h et de 17h à 20h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription, réservations à ce lien.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : séminaire pré-Banquet, les hors forfait : 90€ (plein tarif), 60 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Forfait journée (selon le jour) : 12 €/19 €, 8 €/16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 7 €, 5 €, gratuit
  • Les hors-forfait : tarif unique pour chaque manifestation, détails sur abbaydelagrasse.fr
  • Spectacle d’ouverture Horizon (26 juillet), La Criée de la librairie (27 juillet – 1er août), Atelier cinéma et littérature (28 – 30 juillet), Lecture et présentation à la librairie du Banquet (28 – 31 juillet), Grand petit déjeuner/Atelier de philosophie/Texte en cours et exercice d’admiration (28 juillet – 1er août), Concert sous les étoiles Pour Britney (31 juillet), Soirée de clôture Pique-nique-boum (1er août) : Gratuit sans réservation dans la limite des places disponibles

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 27 57 57.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.