Les Collatérales de Lagrasse : L’Écart conducteur

« Mon corps n’a pas les mêmes idées que moi » disait Barthes, on s’en souvient, au seuil de ses Fragments d’un discours amoureux. Mon corps diverge, il oblitère ce que je veux penser, il ne me permet pas de ne pas penser à lui. Comme si le corps était finalement ma pensée manifeste qui va contre mes propres idées que je me fais de lui-même. Comme si corps et pensée faisaient illusoirement chambre à part, ou avaient déjà divorcé. Comme si on ne pouvait pas penser à partir de son corps – telle serait somme toute la maxime, toute provisoire, qu’il s’agirait de retenir de ce choix de la pensée à refouler le corps.

Pourtant, comme cette troisième journée du Banquet a pu le mettre en lumière, le corps n’a pas le choix. S’il veut vivre, s’il veut résister et s’il veut insister dans le vivant, il doit à tout prix se déclarer, il doit devenir l’enjeu sinon d’une performance – tout du moins se révéler performatif. Difficile de dire le contraire après la lecture des indispensables récits d’Eva Baltasar, Permafrost, Boulder et Mammouth au coeur desquels le corps de l’héroïne ou plutôt de la narratrice d’expériences ne cesse d’interroger en soi son rapport à la limite, son rapport à la société et son rapport à l’urgence politique. Durant la grande rencontre de l’après-midi, les murs ancestraux de l’abbaye de Lagrasse ont résonné des questions à l’oeuvre chez l’autrice catalane, sans doute parmi les autrices les plus importantes de la littérature mondiale contemporaine. Car chez Eva Baltasar, le corps est conducteur : ou plutôt reconducteur d’une énergie instinctive, d’une part parmi la plus animale qui lui permet de se reconnecter avec l’irascible et la grande sauvagerie du vivant. L’autrice, dont la chevelure est balayée par le vent devenu léger, souligne, en prenant distance avec toutes les formes de théorisation, combien ses narratrices sont toujours, par leur corps et les choix qu’ils induisent, en écart sensible avec la société elle-même. L’héroïne de Mammouth redécouvre la barbarie salvatrice et tendrement cruelle d’un âge pariétal du désir. Cet âge pariétal est une ère paradoxalement déglacière qui dégivre avec puissance comprimée par la société et convertit toute cruauté en force de création. Même quand le chat meurt atrocement dans le congélateur, il ne meurt pas chez Eva Baltasar. Le petit chat est mort, oui et non parce qu’en littérature le chat mort est toujours celui de Schrödinger : mort mais aussi vivant puisqu’écrit.

« Une idée a envie de ton corps » scande alors Eva Baltasar en exergue à son récit tant le corps possède ici un indéniable enjeu politique mais peut-être encore plus profondément un enjeu éthique. Et c’est peut-être là que se tient le cœur de l’intervention magistrale de Chloé Leprince sur le préjudice sexuel – un corps contraint de réfléchir à lui-même. Plus vraiment un corps conducteur mais un corps émetteur qui produit un savoir particulier et un savoir que la société n’écoute pas encore suffisamment : le savoir des victimes. C’est de ce savoir d’un corporel endeuillé dont va nous parler une heure passionnante durant Chloé Leprince à travers un double récit : celui tout d’abord d’une histoire sociale du droit qui permet de convoquer cette étonnante et trop peu connue question du préjudice sexuel qui viendrait compenser financièrement un individu après notamment un accident qui le priverait totalement ou partiellement de sa jouissance, si l’on peut dire ainsi. A côté de ce que Chloé Leprince nomme à juste titre la lumière crue du savoir notamment juridique, la question du préjudice au corps et de sa réparation se dresse l’expérience personnelle. Celle d’un accident de la route qui il y a bientôt près de 20 ans a mis la conférencière dans un fauteuil roulant pendant un temps. Un choc, un traumatisme qui conduisent à une mise à l’écart qui, rapidement, a pu lui permettre d’interroger la normativité et une fois encore la domination du biopouvoir.

La médecine assigne et ne questionne pas. Elle considère comme normale et comme allant de soi qu’une femme désire avoir un enfant comme si finalement mon corps n’avait décidément pas les mêmes idées que moi et pendant que ma motricité sommeille, mon esprit s’éveille. Depuis ce corps qui ne tient plus pour un temps, Chloé Leprince adresse une double question qui fait directement écho à l’univers de la cruauté et à la puissance politique des romans d’Eva Baltasar. Le corps devient ici un émetteur d’expérimentations du vivant et l’interrogation dramatique sinon tragique d’une sexualité reproductive comme normativité sexuelle. Le corps pense avec lui-même, ou plutôt l’idée se cristallise dans le corps car, après l’accident, comme le dit Chloé Leprince, on peut penser avec son genou, penser pour ne pas être mise à l’écart.

La nuit tombe et c’est déjà le splendide concert de Sonia Wieder-Atherton qui, depuis son violoncelle, expérimente avec son corps la puissance spinoziste de ce que peut un corps. Le violoncelle est spinoziste. Les partitions sont écrites pour des instruments à 5 cordes aujourd’hui disparus. Qu’à cela ne tienne, Sonia Wieder-Atherton joue, étend son corps, lui donne le moyen d’être le conducteur de cette émotion musicale comme elle le confie à Marielle Hubert lors d’un bel échange à la Grande Ourse.

Le jour se lève et c’est déjà le moment où le soleil indique midi. C’est le moment du second exercice d’admiration de la semaine sur le choix des corps, et c’est Marielle Hubert qui choisit de parler des corps de Mathieu Riboulet. Dans un très bel hommage, elle déploie les qualités de son admiration pour le romancier trop tôt disparu. Comment rendre hommage à ce romancier du corps malade, fauché beaucoup trop tôt par la maladie ? Comment faire de cette oeuvre de miséricorde ? Marielle Hubert en livre, devant une assistance justement émue, la clef : faire tenir la politique, le corps, la sexualité tous ensemble et de cet ensemble faire des livres. Aucun écart : juste suivre ce fil conducteur.

par Johan Faerber
Photographies par Idriss Bigou-Gilles

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Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 3-10 ans, tous les jours de 10h à 13h et de 17h à 20h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription, réservations à ce lien.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : séminaire pré-Banquet, les hors forfait : 90€ (plein tarif), 60 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Forfait journée (selon le jour) : 12 €/19 €, 8 €/16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 7 €, 5 €, gratuit
  • Les hors-forfait : tarif unique pour chaque manifestation, détails sur abbaydelagrasse.fr
  • Spectacle d’ouverture Horizon (26 juillet), La Criée de la librairie (27 juillet – 1er août), Atelier cinéma et littérature (28 – 30 juillet), Lecture et présentation à la librairie du Banquet (28 – 31 juillet), Grand petit déjeuner/Atelier de philosophie/Texte en cours et exercice d’admiration (28 juillet – 1er août), Concert sous les étoiles Pour Britney (31 juillet), Soirée de clôture Pique-nique-boum (1er août) : Gratuit sans réservation dans la limite des places disponibles

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

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  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

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Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 27 57 57.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.