De mi-juin au 30 octobre 2025, l’abbaye médiévale de Lagrasse accueille deux expositions en résonance : Monstres & chimères. Images des plafonds peints médiévaux (Les arts de lire / RCPPM), qui explore l’imaginaire foisonnant de ces décors souvent méconnus, et Résurgences, un parcours contemporain signé Fanny Stauff, conçu spécialement pour le monument, en écho à la première. Entre figures hybrides d’hier et paysages en métamorphose, les deux expositions se répondent, brouillant les frontières entre art, nature et mythe. Jean-Sébastien Steil revient ici sur la genèse de ce dialogue à travers les siècles.
Une intuition née d’un vernissage
Tout a commencé lors d’un vernissage à Fitou, en 2023. Fanny Stauff m’y avait invité, et je découvrais ce jour-là son impressionnant travail de peinture. Au même moment, avec la RCPPM, ce réseau international de chercheurs spécialistes des plafonds peints médiévaux, nous commencions tout juste à esquisser les grandes lignes de l’exposition Monstres & chimères.
Devant les tableaux de Fanny, une intuition m’a saisi. Certaines de ses figures — hybrides, puissantes, traversées d’instinct et de tension — faisaient écho, d’une manière troublante, aux images médiévales des plafonds peints. Ces images souvent méconnues, d’une inventivité débridée, semblaient soudain dialoguer à travers le temps. Ce n’était pas une commande, ni un projet encore formulé. Juste le début d’un échange, le surgissement d’un désir de mise en regard entre deux mondes visuels, séparés par des siècles mais mus par une même énergie.
Je revois encore certaines toiles : ce portrait de femme aux cheveux en cascade, abritant un poisson, comme une vision surgie d’un bestiaire ancien ; ce renne fusionné avec un aigle, ailes grandes ouvertes ; ou cette ourse et ses petits, blottis sous une cabane de fortune dans un paysage en flammes. Déjà, tout y était : l’anthropocène, la métamorphose, le seuil, la tension entre les règnes.
Lorsqu’on a convenu du principe d’une exposition à l’été 2025, je pensais que Fanny Stauff viendrait avec ces pièces-là, en complèterait quelques-unes, et que nous construirions autour. Mais elle a pris un tout autre chemin. Elle a composé Résurgences de toutes pièces, en créant un ensemble d’œuvres inédites, toutes peintes au fil de l’année. Ce n’est pas un simple accrochage, c’est un cycle pensé comme une traversée. Quatre temps : Résurgences glaciaires, marines, sylvestres, minérales. Un mouvement profond, de la glace au feu, du figé au vivant, de la matière à l’élan.
Le titre, Résurgences, est venu d’elle, comme une évidence. Il dit le retour, la poussée, la mémoire du vivant qui affleure à nouveau. Rien n’y est stable : les formes respirent, transpirent, parfois souffrent. L’exposition tout entière est parcourue par des surgissements, des effacements, une lente genèse du monde, à la fois intime et cosmique.
Monstres & chimères : une science en partage
En parallèle, Monstres & chimères est née d’une collaboration entre l’Abbaye médiévale de Lagrasse et la RCPPM, ce réseau de chercheurs qui, depuis plus de vingt ans, redonne vie à un patrimoine oublié : les plafonds peints du sud de l’Europe. Ces œuvres extraordinaires dorment sous le plâtre ou la suie, dans des maisons privées. Il faut démonter, dégager, restaurer — un travail d’enquête autant que d’archéologie. Et ce qu’on y découvre vaut le détour : des figures hybrides, fantastiques, déroutantes.
Le photographe Georges Puchal, membre actif du réseau, documente ces découvertes depuis plusieurs décennies. Autour de lui, des chercheurs et chercheuses — Monique Bourin, Jean-Claude Schmitt, Maud Pérez-Simon, Pierre-Olivier Dittmar, Laurent Girousse — portaient le même désir : faire partager cette richesse au-delà du cercle savant.
Nous avons donc conçu une exposition sensible, accessible, propice à l’imaginaire. Inaugurée à l’occasion des 19e Journées de la RCPPM et du Banquet de printemps 2025, elle sera visible tout l’été, et, je l’espère, partira ensuite vers d’autres lieux.
Ce que j’aime dans Monstres & chimères, c’est le Moyen Âge foisonnant, drôle, libre qu’elle révèle. Un monde d’images qui étonnent, un monde de signes et de surprises. C’est précisément cette liberté-là qui entre en résonance avec les œuvres de Fanny Stauff. Une même fascination pour l’ambigu, pour ce qui est vivant, changeant, indéfinissable.
Un parcours dans l’abbaye : entre silence et surgissement
Chaque exposition suit sa propre logique, mais toutes deux ont été pensées en dialogue avec l’architecture du lieu. Monstres & chimères commence dans le vestibule de la chapelle basse, lieu de passage symbolique et discret. On y découvre un plafond médiéval exceptionnellement bien conservé, daté de 1296, commandité par l’abbé Auger de Gogenx : une immersion immédiate dans la force des images.
La visite se prolonge dans l’ancien dortoir des moines, vaste et propice à la contemplation. Là flottent des photographies de closoirs découverts en France et en Espagne. Pas d’interprétation poussée : de simples cartels, et deux textes encadrant l’ensemble. Juste de quoi accompagner sans enfermer. Les images sont presque fantomatiques, elles suspendent le regard.
La salle lapidaire, plus intime, ramène à Lagrasse : agrandissements de closoirs retrouvés dans le village, aujourd’hui le site le plus riche d’Europe en plafonds peints médiévaux. Un patrimoine local, vivant.
Enfin, l’exposition s’achève dans la salle d’apparat, autour d’une cheminée monumentale. C’est là qu’on interroge le sens : que disent ces images ? Que voulaient-elles faire ? Et que nous racontent-elles aujourd’hui ? Cette dernière salle ne ferme pas, elle ouvre sur l’interprétation, tout en conservant le mystère.
Résurgences : une cosmogonie contemporaine
Le parcours de Résurgences prend la forme d’un cycle. Tout commence dans l’ancienne sacristie, avec les Résurgences glaciaires. Deux petits formats — un reptile et une tortue figés dans la glace — tendent leur cou vers la lumière. En face, deux grands tableaux évoquent un glacier prêt à céder, un iceberg aux formes presque humaines, traversé de coulures, comme un magma intérieur. La nature est saisie en tension, entre immobilité et effondrement.
Dans le transept viennent les Résurgences marines. Deux diptyques, inspirés de l’imagerie du Jugement dernier — mais ici, pas de salut ou de damnation : juste une lente ascension. Des algues géantes, torsadées comme des spirales d’ADN, relient les abysses à la lumière. La mémoire du vivant s’écrit là, dans une verticalité silencieuse.
À l’étage, dans la tour préromane, surgissent les Résurgences sylvestres : auroch, cerf, genette, renarde… figures animales émergeant d’un sol calciné. La matière semble se souvenir. Les corps remontent à la surface. Un hommage obstiné à la fragilité du vivant.
Enfin, dans la galerie haute, les Résurgences minérales ferment le cycle. Une montagne-bête, un dinosaure fossile, un corps devenu paysage. Ici, la peinture se fait sensation. La géologie devient chair.
Une conversation entre deux mondes
Les deux expositions dialoguent au sein du même parcours. On circule librement entre Monstres & chimères et Résurgences, d’une époque à l’autre, d’un imaginaire à l’autre. Parfois, une toile contemporaine semble répondre à une image médiévale. Parfois l’inverse. Les correspondances se tissent d’elles-mêmes.
Nous aurions pu séparer les deux propositions. Mais les entremêler oblige à déplacer le regard. Cela crée des échos, des vertiges, des surprises. Et cela rappelle que l’image, qu’elle date du XIVe siècle ou de 2025, nous parle, à condition de savoir l’écouter.
Ce qui relie les deux expositions, c’est la fonction de l’image. Dans les plafonds médiévaux comme dans les toiles de Fanny Stauff, les figures ne décrivent pas : elles apparaissent. Elles dérangent, déplacent, ouvrent. Ce sont des images vivantes.
Deux visions du monde, mais aussi deux manières de le rêver, de l’habiter, de le réinventer. L’une révèle un patrimoine enfoui. L’autre donne forme à un inconscient collectif à l’heure de la crise climatique. Ensemble, elles brouillent les frontières entre nature et mythe, entre corps et paysage, entre réel et fiction.
L’abbaye, dans tout cela, n’est pas un simple décor. Elle est le lieu de la traversée. Avec ses volumes, ses recoins, ses strates, elle devient partenaire. Monstres & chimères s’y inscrit naturellement, dans les traces du XIVe siècle. Résurgences en fait une ascension symbolique : des glaces aux montagnes, de la catastrophe au souffle.
Ce que nous espérons offrir, au fond, c’est cela : une double plongée dans l’imaginaire. Une expérience sensorielle, poétique, presque initiatique. Où l’on ne ressort pas indemne. Mais un peu plus vivant.
Jean-Sébastien Steil,
directeur du centre culturel Les arts de lire