Avant de continuer…

Discours de clôture du Banquet du livre de Lagrasse 2024

L’heure est venue de nous dire au revoir avant que nos chemins ne se séparent, comme une dernière fois à la fin de l’été, la famille réunie autour de la table sous la tonnelle couverte de raisin. Je me souviens, c’était l’été 1979, toute la famille réunie à Maurens, village du Gers qui gardait par son toponyme la trace du lointain passage des Omeyyades. Les valises étaient déjà serrées dans le coffre de la R5 pour le départ à l’aube, nous jetant la gorge nouée dans les bouchons de la vallée du Rhône, dans cette longue remontée vers la Lorraine où la grisaille et la rentrée des classes nous guettaient pour nous avaler. Au menu du dernier soir, melon de Lectoure au Porto, saucisse de Toulouse grillée, purée de patates du jardin, salade verte fortement aillée, camembert, plateau de pêches. Mon oncle sortait sa guitare, les voix se dégrisaient, le vin coulait à flot, les blagues mille fois entendues étaient rappelées comme un rituel rassembleur. On nous couchait, nous les enfants, après le dessert, pour éviter que l’on se transformât le lendemain dans la voiture en trois jeunes chiens fous de rage et d’impatience. 

On a tous en mémoire le souvenir fantôme de ces dernières soirées d’été où le temps s’empresse de nous séparer, comme la famille d’arboriculteurs du film Nos soleils de Carla Simon. Cette soirée de clôture conjure précisément l’inévitable dispersion. Pierre Singaravelou a mobilisé le souvenir d’une autre nuit d’été, celui du cri envoûtant d’une petite grenouille qui perçait les nuits antillaises. Valérie Marin-La Meslée a évoqué les soirs dans l’été permanent des Antilles dans le compagnonnage d’Edouard Glissant, tandis que Felwine Sarr s’est souvenu de l’enfant lecteur qu’il était, absorbé dans la poésie, assis et pourtant porté loin par le texte, là où naissent les premiers brasiers.

Repassons-nous quelques moments, non pour résumer ce qui s’est dit, mais pour souligner les arêtes qui ont marqué notre Banquet, comme le peintre Christian Bastian qui redessine à l’atelier les lignes du paysage qu’il vient de quitter. « Le bonheur des hommes est égal à un croquis léger », a cité Célia Houdart. Il y eût des absents qui nous auront manqué : Rodolphe Burger, Emma Marsantes, irremplaçables et pourtant remarquablement relayés par Laurent Cavalié et Nathalie Pagnac. Un départ précipité, celui de Sandra Lévy et Ivan Segré, nous pensons à eux. Il y eût cette merveilleuse soirée d’ouverture avec Laurent Cavalié justement, qui nous a d’emblée projeté dans un ailleurs-ici étrange et familier, langue occitane scandée par la rythmique d’un chant berbère. La sensation du pouls entraîne le chant comme un moteur, et Sonia Wieder Atherton rappella que ce moteur est un cœur qui bat, ménageant une liberté pour l’interprète. 

Un autre nom de ce moteur, selon André Markowicz, est le pentamètre iambique, vers de la narration qui unissait l’Europe au Moyen-Âge, basé sur un déséquilibre, le même sans doute que celui de la marche, chute-rattrapée-cadencée qui emmène Etienne Davodeau ailleurs, dessinant en marchant, marchant comme se construit le récit. 

Nos précieux aèdes Jacques Bonnaffé et Emmanuel Lascoux nous déplacèrent quant à eux en traversant les âges, passant des rives immémoriales de l’Orbieu en île grecque, à la benne à déchets du village. D’île et de bennes il y en a dans la Grêce contemporaine et Baptiste de Ricquebourg nous a conté combien la Grêce est à la fois le miroir de nos imaginaires et l’altération systématique de sa propre image. Des bennes, mais aussi des déchets et des ordures que nous dévoilâmes grâce à David Wahl et à Gaëlle Obiegly. 

Maude Veilleux charria quant à elle des « terrains vagues de souvenirs », ainsi sans doute que sa compatriote Anik April, tandis que le biographe Benoit Peeters déterra les souvenirs d’autres que lui pour en conter l’existence, et s’en rapprocher, telle la poursuite de la chimère dans le film d’Alice Rohrwacher. C’est depuis le train que l’iranien Ehsan Norouzi poursuit ses propres chimères et le souvenir du temps moderniste du charriot à vapeur en Iran. En dépit de nos efforts pour être modernes, les farouches sangliers s’invitent toujours au bord des piscines, d’après Fanny Taillandier.

Toutes les époques sont dégueulasses, nous dit Laure Murat, et Catherine Malabou de nous conseiller de s’intéresser à d’autres formes d’organisation sociale pour ressourcer nos imaginaires politiques, par exemple dans la fréquentation de l’histoire, comme l’a proposé Patrick Boucheron. Mathieu Potte-Bonneville citant Spinoza rappelle qu’il est compliqué de penser des choses immenses. Sans doute est-ce pour cela que la bande-dessinée avec Sylvain Venayre et Etienne Davodeau, permet à chaque image de contenir un hors-champ, élargissant l’espace du récit. Nous savons avec Johan Faerber que la fabrique d’affects doux et de nouveaux régimes d’adhésion permettra seule de résister aux machines de découragement. Il faut politiser la tristesse et la colère nous dit Chowra Makaremi, et nous rappeler que la vie est supérieure aux postures mortifères. 

Elle se dévoile dans le chant des baleines du film de Neus Ballus, se niche dans la pudeur discrète et repliée des paysages de la Diagonale du vide explorée par Fred Sancère. La paysannerie du centre de l’Espagne est exténuée et finissante dans le film de Mercedez Alvarez, mais le temps qui s’y éprouve fortifie les êtres. Nous devrions voir la vie dans l’inertie même des pierres, ce n’est qu’une question de temporalité, nous dit Jérôme Gaillardet. Les sceptiques pour s’en convaincre n’auront qu’à mettre leurs pas dans ceux de Sidonie Chevalier qui le sait bien, elle, que les pierres vivent, et bougent.

Maylis de Kerangal, enfin, voit dans l‘encre des livres, le ferment le plus fécond de l’écoute et de l’attention qui permettent de penser et regarder ailleurs.

Je voudrais avant de clore le Banquet du livre 2024, remercier celles et ceux grâce à qui cette manifestation fut possible :

Merci à nos partenaires : CD11, Région, État, CCRLCM, Mairie de Lagrasse, Marque-Page, CNL, Sofia, librairie Ombres Blanches, CCCB, ACCR, OLL, Collatéral, Télérama.
Merci aussi pour le son, la lumière, les structures, les branchements et le décor.
Merci pour le jardin, la buvette, les repas et les boissons, le gîte, le couvert, les navettes, l’accueil, les billets et le fléchage.
Merci pour le coin enfants.
Merci pour le ménage bi-quotidien.
Merci pour les chroniques et le journal.
Merci pour les comptes, les contrats, la caisse, la compta, la prod, la com, les RP et les réseaux.
Merci à vous toutes et tous pour votre venue, pour votre fidélité et votre bonne humeur.

Merci enfin à celles et ceux à qui je laisse la place ce soir : Céline Naji, Magali Rubio, Emmanuel Lascoux, Jacques Bonnaffé, Bruno Allary, Thibaut Olivier et sa dream team, Arnaud Guillot et Léo Boutinon, sans oublier la merveilleuse équipe des Arts de lire ainsi que les bénévoles. 

Que la fête soit belle, que les lampions continuent longtemps d’éclairer la nuit, que la lumière continue de briller en vous jusqu’à l’année prochaine, que la musique vous accompagne comme elle suit la petite troupe blessée des damnés de la terre d’Alice Rohrwacher.

Que la fête commence !

Jean-Sébastien Steil, directeur de l’Abbaye médiévale de Lagrasse,
centre culturel Les arts de lire
9 août 2024



Le Banquet du livre pratique

LE COIN ENFANTS

Pour les 3-10 ans, tous les jours de 10h à 13h et de 17h à 20h dans la cour du palais abbatial. Gratuit sur inscription, réservations à ce lien.

TARIFS & INSCRIPTIONS

  • Forfait intégral (non inclus : séminaire pré-Banquet, les hors forfait : 90€ (plein tarif), 60 € (tarif réduit), gratuit (tarif jeunes)
  • Forfait journée (selon le jour) : 12 €/19 €, 8 €/16 €, gratuit
  • Séances à l’unité : 7 €, 5 €, gratuit
  • Les hors-forfait : tarif unique pour chaque manifestation, détails sur abbaydelagrasse.fr
  • Spectacle d’ouverture Horizon (26 juillet), La Criée de la librairie (27 juillet – 1er août), Atelier cinéma et littérature (28 – 30 juillet), Lecture et présentation à la librairie du Banquet (28 – 31 juillet), Grand petit déjeuner/Atelier de philosophie/Texte en cours et exercice d’admiration (28 juillet – 1er août), Concert sous les étoiles Pour Britney (31 juillet), Soirée de clôture Pique-nique-boum (1er août) : Gratuit sans réservation dans la limite des places disponibles

Pour plus de renseignements : le site du Centre culturel Les arts de lire.

SE RENDRE A LAGRASSE

  • Gares les plus proches : Lézignan-Corbières (18 km), Narbonne (40 lm), Carcassonne (40 km).
  • Aéroports : Carcassonne (40 km), Perpignan (70 km), Béziers (80 km), Toulouse (140 km), Montpellier (140 km).

SE LOGER A LAGRASSE

Renseignements à l’Office de tourisme : 04 68 27 57 57.

SE GARER A LAGRASSE

Parkings P1 et P2 obligatoires pour les visiteurs. Payants de 10 h à 18 h : 0,70 euros/heure, 4 euros/journée.